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MICHEL-ANGE.

à qui Michel-Ange l’a-t-il cédé ? Certainement à personne, du jugement des hommes de l’art ; si nous consultons l’opinion du vulgaire qui admire l’Antiquité sans autre jugement, nous ne l’entendrons pas dire le contraire, tant cet homme a été supérieur aux jalousies de son temps. Raphaël d’Urbin, pour tant qu’il voulût rivaliser avec Michel-Ange, eut l’occasion de dire maintes fois qu’il remerciait Dieu d’être né de son temps, ayant appris de Michel-Ange autre chose que ce que lui avaient appris son père qui fut peintre, et le Pérugin qui fut son maître. Mais quelle preuve plus grande et plus éclatante de l’excellence de cet homme en ont donnée les princes de ce monde, en se disputant la gloire de le posséder ! Outre quatre pontifes, Jules, Léon, Clément et Paul, le Grand Turc, père de celui qui règne aujourd’hui, je l’ai déjà dit, ne lui envoya-t-il pas certains religieux de Saint-François avec des lettres, le priant de venir à sa cour ? Non seulement il lui avait mandé des lettres de change pour prendre à Florence, à la banque des Gondi, tout l’argent qu’il voudrait pour son voyage, mais encore il avait prescrit que, lorsqu’il passerait à Cossa, terre voisine de Raguse, il fût accompagné de là jusqu’à Constantinople par un de ses grands vizirs. François de Valois, roi de France, le rechercha de toute manière, offrant de lui faire compter à Rome, toutes les fois qu’il voudrait aller le voir, 3.000 écus pour sa route. La Sérénissime Venise lui envoya Bruciolo à Rome, pour l’inviter à venir habiter cette ville ; elle lui offrait une provision de cent écus par an, sans l’obliger à autre chose qu’à honorer cette République par sa présence ; et elle ajoutait que, s’il faisait quelque ouvrage pour elle, il en serait payé comme s’il n’en avait pas eu d’autre provision. Ces choses-là ne sont point communes et n’arrivent pas chaque jour ; elles sont, au contraire, nouvelles et hors de l’usage commun, elles ne se produisent qu’en faveur de singulières et supérieures valeurs, comme fut celle d’Homère, dont maintes cités se disputèrent l’honneur d’avoir eu son berceau et de le compter parmi leur citoyen.

LVIII. — Le pape Jules III ne le tint pas en moindre estime que les pontifes précédemment cités. Prince d’un jugement supérieur, amateur et fervent de toutes les vertus, il était surtout passionné de peinture, de sculpture et d’architecture, comme le prouvent clairement les œuvres que ce pontife a fait faire au Vatican et au Belvédère et, aujourd’hui encore, dans sa villa Julia, qui est pleine de statues antiques et modernes, de pierres aux beautés variées et de précieuses colonnes, de stucs, de peintures et de toutes autres sortes d’ornements. Par respect pour le grand âge de Michel-Ange, il n’a pas voulu l’astreindre au travail. Il connaît et apprécie cette grandeur, mais il y met cette réserve de ne s’en servir qu’au gré du maître. Ce respect, à mon sentiment, fait à Michel-Ange une réputation plus grande que tous les travaux dont l’ont chargé les autres papes. Il est vrai que, dans toutes les œuvres de peinture et d’architecture que ce pontife fait faire, il recherche presque toujours le sentiment et le jugement de Michel-Ange, et il envoie bien des fois des artistes le consulter chez lui. Il est à regretter — et Sa Sainteté le regrette aussi — que cet homme, pour une certaine timidité naturelle, disons mieux, pour un respect et une retenue que quelques-uns appellent de l’orgueil, ne se serve pas de la bienveillance et de la nature libérale d’un tel pape dont il pourrait disposer. J’ai entendu dire par Mgr de