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MICHEL-ANGE.

ÉLÉGIES

CHAPITRE I
Poiche d’ogni mia speme…

Si tout espoir doit s’éteindre en mon âme ; si nulle pitié pour moi ne te touche ; si, chaque jour davantage, tu sembles te plaire à mes tourments, de qui me faut-il donc attendre un soulagement à mes maux ? Hélas ! où porterai-je mes vœux, dans qui mettrai-je ma confiance, si tu restes insensible aux témoignages d’une si vive ardeur ? Amour, sois juge entre nous ; je te prends pour arbitre : si mes plaintes ne sont pas légitimes, remets, j’y consens, ton arc dans les mains de celle qui se fait un jeu de mes peines. Un condamné que le trépas attend en appelle à son souverain, quelque inique et cruel qu’il puisse être. Ô toi, qui surpasses en beauté les plus belles, comment peux-tu ne répondre que par d’injustes dédains à tant de respect, de soumission et d’amour ? Inflexible et capricieuse beauté, d’autant plus insensible que les feux que tu allumes sont plus ardents, devais-je penser que des vertus et des charmes si dignes du ciel pussent devenir pour ceux qu’ils séduisent une cause de chagrin, de honte et de tourment ? Hélas ! je croyais, au contraire, qu’il ne fallait voir dans ces dons précieux qu’un attrait bienfaisant, qu’un gage divin de bonheur, qu’un avant-goût des béatitudes promises dans l’autre vie. Mais, ingrate ! de quoi de divin ta beauté fait-elle foi, ici-bas ? Tu ne t’y montres que pour nous abreuver d’amertumes et nous donner la mort. Celle dont la céleste mission est de faire le bonheur des autres et qui le leur refuse, mérite bien de souffrir elle-même tous les maux qu’elle cause. Ce bien que tu me dérobes, l’amour me le révèle ; il veut que je t’en parle, que je t’en retrace tous les heureux effets, pour que tu cherches à te rendre digne de son pardon. Ah ! laisse-toi toucher par mes ardentes prières ; ne me rebute pas, ne dédaigne point ce monde qui t’admire, ne méprise pas le peu que nous valons. Le vrai mérite ne se renferme point en lui-même ; il est profitable à tous, et c’est où il est plus rare que ses bienfaits ont plus de prix : ainsi, les feux d’une étoile brillent davantage au sein de l’obscurité. Cependant, trop avare des biens que tu possèdes, tu me donnes la mort avec impunité et tu n’en parais que plus fière. Fut-il jamais un sort plus déplorable ! N’avoir pour prix de son amour, de son dévouement, de sa fidélité, que des tourments, des dédains et une mort continuelle ! Oh ! pourquoi ces divines faveurs que le Ciel dispense si rarement aux mortels, ne te sont-elles pas ravies, pour devenir le partage d’une femme plus compatissante ? Et je sens, malgré tes rebuts cruels, que je ne puis te retirer mon cœur et que, si quelque autre tente de le séduire, ses agaceries sont aussi froides que vaines. Mon âme semble puiser dans cette constance même l’espoir d’exciter un jour ta pitié ; elle se flatte de voir un temps plus propice et d’obtenir enfin le bonheur. Si les femmes en général se laissent trop facilement abuser par l’artifice et l’imposture, la vérité doit avoir sur toi plus d’empire ; car elle fut toujours ton idole, et sans doute elle sera assez puissante pour me justifiera tes yeux de la honte d’un amour vulgaire. Ô vous, dont les discours menteurs, perfides et cruels osent m’accuser de cette dangereuse erreur qui séduit le commun des hommes, rétractez-vous, montrez à découvert votre malignité : je déclare qu’entre toutes les femmes vertueuses, celle que j’aime est la plus digne de respect. Et toi, déité des pervers, fléau des gens de bien, Calomnie ! sache que, brûler pour elle d’une flamme impure, est un outrage plus grand que je ne puis l’exprimer ; qu’en un mot, c’est blesser son honneur et souiller sa gloire.