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MICHEL-ANGE.

de V. S. et de vos très vénérés collègues, j’ai pensé à ce que je pourrais faire pour célébrer un si admirable maître.

Quant au lieu à choisir pour les obsèques, il semble que la Libreria (de San-Lorenzo) conviendrait mieux que la sacristie de l’église, dont l’espace est trop restreint pour y installer l’ornementation qui convient pour un tel office funèbre. Quant à l’église même, elle serait trop grande, et ces apparats mortuaires y attristeraient les offices sacrés, en voisinant de si près avec les fêtes pascales de la Résurrection. Un autre endroit qui me paraîtrait convenir serait aussi le bas du Capitole où nous tenons quelquefois nos séances. D’un de ces deux locaux, V. S., qui a meilleur jugement que nous, pourra choisir le plus approprié.

J’avais pensé qu’autour du catafalque, nous sculpteurs, messer Bartholomeo (Ammannati) et moi, par égard pour la gloire du grand Michel-Ange et pour l’honneur de nous tous, ses élèves, nous devrions faire six statues, de quatre brasses chacune, qui seraient les suivantes. Sur les quatre côtés, la première statue représenterait la Sculpture pleurant le maître, la deuxième figurerait la Peinture dans la même attitude, la troisième serait l’Architecture également en pleurs, et enfin la quatrième la grande mère Philosophie de qui naissent toutes les sciences, comme V. S. le sait mieux que moi. Cette dernière serait représentée sous les traits d’une vieille qui, elle aussi, exprimerait sa douleur ; et, pour mieux désigner la Philosophie, ses symboles d’atour seraient : une salamandre pour le feu, un caméléon pour l’air, un dauphin pour l’eau et une taupe pour la terre.

La statue qui me semblerait devoir figurer en tête du catafalque serait une Mort représentée avec son squelette, comme l’art nous l’enseigne. Son attitude serait plutôt hardie et fière que langoureuse et affligée. Pour ornement et escorte de cette Mort, j’aimerais voir une Vie richement vêtue et parée de cette grâce que nous enseigne aussi l’art, selon le goût du maître. Et cette Vie signifierait que ce grand homme, avec des vertus admirables, a donné plus de vie à sa mort qu’il n’en reçut de son vivant ; car ayant vécu quatre-vingt-neuf ans, Michel-Ange se survivra plus de nonante fois nonante.

Enfin, aux pieds du catafalque je représenterais un fleuve, figurant le bel Arno aux bords duquel le maître est né et qu’il a orné et embelli du nombre infini de ses vertus.

Voilà ce qu’il m’est permis de vous dire, pour ce qui me regarde. Il me semble que V. S. ferait bien de demander à chacun des autres trois (artistes) leur manière de voir, en les invitant à voir répondre comme je l’ai fait ici. Surtout, ne faites pas voir ma lettre avant que ceux-ci ne vous aient envoyé les leurs, parce qu’ils gâteraient leurs bonnes idées et qu’il y aurait confusion. V. S. se verrait dans le cas de ne pouvoir conclure, selon le but qu’Elle se propose. Pour tout au monde et au nom de votre bonne vertu, je prie V. S. de ne communiquer ce caprice de ma fantaisie à aucun artiste et, moins qu’à tout autre, à messer Georges (Vasari), votre collègue, dont l’esprit est si riche et si valeureux qu’en voyant mon projet il pourrait troubler ses belles conceptions et me ferait, ainsi, le plus grand déplaisir…

Benvenuto Cellini.0000

0000(Bibl. Nat. de Florence.)