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MICHEL-ANGE.

moi et dit : « Il faut savoir donner à qui sait être reconnaissant, d’autant plus que j’aurai une part aussi grande après avoir donné que François de Hollande après avoir reçu. Holà ! un tel, va chez Michel-Ange, dis-lui que, moi et messire Lactance, nous sommes dans cette chapelle bien fraîche et que l’église est fermée et agréable. Demande-lui s’il veut bien venir perdre une partie de la journée avec nous, pour que nous ayons l’avantage de la gagner avec lui ; mais ne lui dis pas que François de Hollande l’Espagnol est ici.

Après quelques instants de silence, nous entendîmes frapper à la porte. Chacun eut la crainte de ne pas voir arriver Michel-Ange, qui habitait au pied de Monte-Cavallo ; mais, à mon grand contentement, le hasard fit qu’on le rencontra près de Saint-Sylvestre, allant vers les Thermes. Il venait parla via Esquilina, causant avec son broyeur de couleurs Urbino ; il se trouva donc si bien retenu qu’il ne put nous échapper. C’était lui qui frappait à la porte.

La marquise se leva pour le recevoir, et resta debout assez longtemps avant de le faire asseoir entre elle et messire Lactance. Moi, je m’assis un peu à l’écart. Après un court silence, la marquise, suivant sa coutume d’ennoblir toujours ceux à qui elle parlait ainsi que les lieux où elle se trouvait, commença avec un art que je ne pourrais décrire ni imiter, et parla de choses et d’autres avec beaucoup d’esprit et de grâce, sans jamais toucher le sujet de la peinture, pour mieux s’assurer du grand peintre. On voyait la marquise se conduire comme celui qui veut s’emparer d’une place inexpugnable par ruse et par tactique, et le peintre se tenir sur ses gardes, vigilant comme s’il eût été l’assiégé… « C’est un fait bien connu, dit-elle enfin, qu’on sera battu complètement toutes les fois qu’on essayera d’attaquer Michel-Ange sur son terrain, qui est celui de l’esprit et de la finesse. Aussi vous verrez, messire Lactance, qu’il faudra lui parler brefs, procès ou peinture, pour avoir l’avantage sur lui et pour le réduire au silence… Vous avez le mérite de vous montrer libéral avec sagesse, et non pas prodigue avec ignorance ; c’est pourquoi vos amis placent votre caractère au-dessus de vos ouvrages, et les personnes qui ne vous connaissent pas estiment de vous ce qu’il y a de moins parfait, c’est-à-dire les ouvrages de vos mains. Pour moi, certes, je ne vous considère pas comme moins digne d’éloges, pour la manière dont vous savez isoler, fuir nos inutiles conversations et refuser de peindre pour tous les princes qui vous le demandent…

— Madame, dit Michel-Ange, peut-être m’accordez-vous plus que je ne mérite ; mais, puisque vous m’y faites penser, permettez-moi de vous porter mes plaintes contre une partie du public, en mon nom et en celui de quelques peintres de mon caractère. Des mille faussetés répandues contre les peintres célèbres, la plus accréditée est celle qui les représente comme des gens bizarres et d’un abord difficile et insupportable, tandis qu’ils sont de nature fort humaine. Partant, les sots, je ne dis pas les gens raisonnables, les tiennent pour fantasques et capricieux, ce qui s’accorde difficilement avec le caractère d’un peintre… Les oisifs ont tort d’exiger qu’un artiste absorbé par ses travaux se mette en frais de compliments pour leur être agréable, car bien peu de gens s’occupent de leur métier en conscience, et certes ceux-là ne font pas leur devoir qui accusent l’honnête homme désireux de remplir soigneusement le sien… Je puis assurer à Votre Excellence que même Sa