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et sur ses moyens. De grands caractères, développés par de puissants intérêts, liés à des révolutions mémorables, lui ont paru susceptibles de captiver seuls l’attention, d’animer la scène tragique, et d’y produire des effets de l’ordre le plus élevé. Dès lors il n’a vu lui-même, dans quelques-uns de ses drames, que des tableaux historiques, dont la vérité imposante devait être le premier intérêt. Prenons pour exemple Cinna. C’est une conspiration contre Octave, pardonnée par Auguste. Féroce par ambition, Octave, triumvir, avait été un monstre abhorré de Rome et du monde ; généreux par politique, Auguste fut un prince adroit qui persuada aux Romains qu’ils pouvaient chérir un maître. Cette grande révolution dans le caractère d’Octave et dans les idées des Romains, voilà ce que Corneille a voulu peindre et resserrer en cinq actes ; tout le reste est accessoire, subordonné, sacrifié : la difficulté de l’entreprise ne permettait point d’être sévère sur le choix de tous les moyens. Dans le dessein de l’auteur, le triomphe de l’adresse et du talent était de faire passer, en quelques heures, les impressions des spectateurs par tous ces changements ou plutôt ces contrastes que de longues années avaient produits dans Rome. D’abord on s’intéresse à la conspiration, et l’on maudit le tyran ; bientôt l’intérêt change, et s’éloignant par degrés des conjurés qui changent eux-mêmes, vient se fixer sur l’empereur, qui cesse enfin d’être Octave, dans les derniers actes de Cinna : ainsi Corneille n’a pas craint de sacrifier à la vérité, dans ce grand tableau politique, ce qu’il faut surtout conserver dans une tragédie, dont l’objet est d’attendrir et de faire couler de douces larmes, l’unité d’intérêt. Une des données de l’ouvrage était de faire succéder, dans l’espace de trois actes, la Rome du siècle d’Auguste à la Rome des triumvirs : Cinna est le représentant de l’une et de l’autre ; on le verra donc chérir Auguste : ainsi Corneille n’a pas craint de sacrifier à la vérité historique et à son objet particulier, l’un des préceptes généraux qui souffrent le moins d’exceptions, l’unité de caractère. La générosité, la justice, succédant aussi aux fureurs de la tyrannie et du crime dans l’âme ou dans la conduite du fils adoptif de César, lui furent inspirées par la politique, plus puissante que le remords. Corneille met la politique sur la scène dans le rôle de Livie ; il ne craint pas de sacrifier à la vérité historique une partie même de l’admiration qu’inspire son principal personnage, et sur laquelle repose tout l’effet de sa tragédie. Ainsi s’expliquent les singularités, ou, si l’on veut, les défauts de cet étonnant ouvrage, qu’il serait trop difficile de justifier en tout, mais qu’il est injuste de juger d’après les mêmes données qu’un chef-d’œuvre vulgaire, dont l’auteur ne voudrait qu’émouvoir par des fictions attendrissantes. Ce qu’il y a de moins excusable, c’est le rôle que joue l’amour dans cette intrigue politique, dont il dégrade les héros, surtout l’indigne Maxime. Cependant, cette passion, qu’il était possible de mieux peindre et de rendre plus tragique, a paru sans doute au poète un moyen d’affaiblir, ou du moins d’expliquer les disparates choquantes du caractère de Cinna. Si ce chef de conjurés était peint comme un Brutus, un républicain inflexible, porté à venger la liberté par le seul intérêt de la liberté même, il ne pourrait changer, sans trop d’invraisemblance, puisque cet intérêt ne change pas ; mais Cinna n’est point un Brutus ; c’est un jeune courtisan qui, n’étant dans le fond poussé que par l’amour, peut être retenu par la reconnaissance[1]. ― Cette passion de l’amour, si éminemment théâtrale, s’était montrée, dans le Cid, avec tout son pouvoir et tout son charme ; elle ajoutait au pathétique des situations d’Horace ; elle fondait l’intérêt à la fois noble et touchant de l’intrigue de Polyeucte. Mais Corneille, égaré par d’ignorants critiques, eut bientôt le malheur de se persuader « que l’amour est une passion trop chargée de faiblesse pour être la dominante dans une pièce héroïque. » Il ne vit pas que cette faiblesse, comme il lui plaît de l’appeler, ne pouvait s’ennoblir que par son excès même. En renonçant à l’employer comme mobile, il crut pouvoir s’en servir comme d’un simple ornement. Dépouillé de son empire et de ses tragiques douleurs, l’amour n’eut plus rien de noble, il n’eut plus rien de touchant : il fit mépriser le personnage, en cessant de le faire plaindre. Alors, mais alors seulement, ce ne fut plus une grande et dominante passion, telle que les âmes fortes peuvent seules l’éprouver et la vaincre : ce ne fut en effet, qu’une faiblesse, une faiblesse vulgaire, et par là même insipide. Pour en faire un ridicule, digne en tout de la comédie, il ne manquait plus que de la peindre avec les couleurs artificielles que lui prêtaient ces romans où l’amour, considéré par abstraction, sans aucune des formes réelles qu’il reçoit des lieux, des temps, des mœurs, des caractères, n’était qu’un être de raison, comme les entités d’Aristote ; se prêtait, aussi bien que les universaux, à des controverses scolastiques, et faisait soutenir des thèses galantes au Tasse comme à Richelieu. Il est déplorable que Corneille ait cédé à ce détestable goût. Rien ne l’a fait plus souvent et plus gauchement retomber de toute l’élévation de son génie jusqu’au niveau de ses contemporains. — Ce fut encore le goût de son siècle qui lui fit souvent allier au talent de mettre en scène de fortes ambitions peintes avec énergie, et de grands intérêts traités avec grandeur, l’affectation de retracer, et d’étaler en maximes, ces petites prétentions des ambitieux sans audace, cette politique étroite et fausse des intrigants sans profondeur, enfin tout ce qu’il lui plaît de nommer la science de cour et ses plus fines pratiques. Il caractérisait alors, sans y songer, les héros, les héroïnes de la Fronde, et l’esprit général d’une époque où l’on remuait l’État, non pour se faire jour à travers de grandes révolutions, mais pour se passer la fantaisie d’un changement curieux de décorations et d’acteurs, dans les représentations d’une cour moins fastueuse qu’indocile. Ces inégalités, ou plutôt ces contrastes, ne se font pas moins remarquer dans le style de Corneille. Répliques vives et hardies, dialogue serré,

  1. C’est encore une des choses auxquelles de très grands maîtres, en critiquant cette pièce, auraient dû peut-être songer.