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excita contre l’auteur une des persécutions les plus violentes dont l’histoire des lettres et des passions qui les déshonorent ait conservé le souvenir. Rivaux de gloire, amis de cour, tout jette le masque et se déclare ; un ministre tout-puissant s’était ligué contre le Cid. On a écrit que ce ministre, jaloux de toute espèce de renommée, avait offert à Corneille 100,000 écus, s’il voulait lui vendre sa pièce, et ne pas s’en déclarer l’auteur. La somme offerte est énorme pour le temps, et l’anecdote, quoiqu’elle ne manque pas d’attestations, est inadmissible au point de ne mériter même pas qu’on la réfute : aussi bien est-elle inutile pour expliquer la conduite de Richelieu (1)[1]. Les motifs de cette conduite, cherchés dans les deux derniers siècles par des esprits supérieurs, sont encore, de nos jours, un problème. Il semble cependant que, pour lever les doutes, ou du moins pour éclaircir la plupart des obscurités, il aurait suffi de rapprocher un petit nombre de faits, presque tous également authentiques. Corneille, pensionné pour mettre en vers les comédies de Richelieu, s’était permis des changements qui avaient blessé l’auteur, comme un outrage à son talent, ou, qui pis est, déplu au ministre, comme un abus d’indépendance. Dans un premier accès d’humeur, Richelieu avait reproché à Corneille de n’avoir pas un esprit de suite, et Corneille, en demandant son congé, avait justifié ce singulier reproche ; c’est ce qu’on a déjà vu. Maintenant croira-t-on que d’honnêtes rivaux, des ennemis du poète et des complaisants du cardinal, aient laissé échapper cette heureuse occasion d’unir le plaisir de nuire à l’avantage de flatter ? Croira-t-on qu’ils n’aient pas eu l’art d’empoisonner les motifs de cette brusque retraite ? Il y a plus, Corneille lui-même ne leur laissa pas longtemps le mérite de l’interprétation. Il imprimait vers ce temps-là :

Mon travail, sans appui, monte sur le théâtre (2)[2].

c’était méconnaître l’appui que lui avait accordé l’illustre protecteur de Médée ; et ce trait dut passer pour de l’ingratitude. Il ajoutait fièrement :

Pour me faire admirer, je ne fais point de ligue.

c’était dire qu’il existait une ligue, que cette ligue avait un chef, dont il bravait l’autorité, et ce trait dut passer pour l’aveu ou le signal d’une révolte. Les choses en étaient à ce point, quand le Cid parut, et éclipsa tout ce qu’on avait admiré jusqu’alors. Richelieu, qui n’oublia jamais le soupçon même d’une injure, dut ne voir dans l’auteur, son ancien protégé, qu’un transfuge ingrat et rebelle, qui, sans la

inouïe. D’autres pièces cependant avaient excité l’enthousiasme ; mais le Cid le méritait, et c’était là le prodige.

IX

COR 325

toute-puissance de son approbation, avait eu l’insolence de réussir ; et ce succès, de très mauvais exemple, put fort bien lui donner de l’humeur. Il s’en vengea, comme il se vengeait de tout. Corneille montra plus de patience à supporter l’orage, qu’il n’avait mis d’adresse à le prévenir. Il reçut avec résignation les libéralités de Monseigneur, son maître. Monseigneur fut désarmé par ces bienfaits que Corneille voulait bien continuer de recevoir, et lui sut gré de l’aveu, en effet très méritoire, qu’il eut la générosité, la prudence ou la faiblesse d’en faire. Or, le rapprochement de toutes ces circonstances semble assez expliquer pourquoi un homme tel que Richelieu, après avoir protégé Médée, s’était ligué contre le Cid, pourquoi il accepta depuis l’épître dédicatoire d’Horace (1)[3], et prit un vif intérêt à la réussite du Menteur. ― Quoi qu’il en soit, on ne sut pas plutôt que le protecteur des lettres avait résolu d’humilier un grand homme sans appui, que la foule des auteurs dont le zèle aspirait à l’honneur d’être protégé, c’est-à-dire d’obtenir quelque pension, redoubla de violence, et que tout fut mis en usage pour prouver à la nation que le jour du triomphe du Cid était l’époque de la décadence du théâtre. L’expérience a prouvé qu’en toute espèce de controverse on se range aisément à l’opinion de celui qui tient la feuille des bénéfices. Scudéry, qui prétendait, en écrivant contre le Cid, se rendre l’évangéliste de la vérité, publia ses Observations, et l’Académie naissante sous les auspices de Richelieu fut appelée à prononcer entre l’auteur et le critique. Ce jugement d’une espèce nouvelle offrait des difficultés de plus d’un genre. L’Académie et son fondateur en furent longtemps occupés. Enfin, après cinq mois de débats ou de négociations entre le premier ministre, qui voulait proscrire la pièce, et les académiciens, qui craignaient de révolter le public, les Sentiments de l’Académie française, sur la tragi-comédie du Cid, parurent, et furent généralement approuvés. La Bruyère disait encore, dans les brillantes années du 17e siècle : « Le Cid est l’un des plus beaux poèmes qu’on puisse faire ; et l’une des meilleures critiques qui aient été faites sur aucun sujet est celle du Cid. » Il s’en faut bien cependant que cette critique soit un chef-d’œuvre. Elle fut rédigée par Chapelain, et, si l’on a égard au temps, elle fait honneur à ses connaissances, sans faire honte à son goût. On y reconnaît l’ouvrage d’un esprit judicieux, et cependant elle manque souvent de justesse : elle offre quelques idées, non-seulement fort heureuses, mais dignes d’un esprit étendu ; et cependant on y trouve des vues étroites, des petitesses de rhéteur : tant il est vrai que, dans un temps où le goût général d’une nation n’est pas encore formé, il faut s’attendre à rencontrer, dans les critiques comme dans les écrivains, toutes les sortes de disparates ! Les Sentiments sur le Cid ne conservent aujourd’hui quelque célébrité que parce qu’ils en ont eu beaucoup autrefois. Mais la conduite de l’Académie lui

  1. (1) Elle prouverait seulement, contre l’opinion de Voltaire, que ce ministre poète ne pouvait être de bonne foi lorsqu’il se plut à condamner le Cid.
  2. (2) Dans l’Excuse à Ariste, où se trouve aussi ce vers tant reproché à Corneille, et qui ne dut pas non plus le réconcilier avec Richelieu :

    Je ne dois qu’à moi seul toute ma renommée.

    C’est un peu fort pour des excuses ; presque toute l’épitre est sur le même ton.
  3. (1) Titre que l’auteur mit toujours à sa pièce, imprimée maintenant sous celui des Horaces.