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Palais, la suivante (1634), la Place royale (1635), avaient succédé à Mélite, et rien encore n’annonçait le grand Corneille. Faibles essais d’un talent qui suivit le goût de son siècle avant de le réformer, ces pièces, disons mieux, ces ébauches informes, offrent cependant quelquefois des traits d’esprit et de verve comique : on peut même y découvrir des combinaisons ingénieuses ; quelques exemples d’un dialogue adroit (la Veuve, acte 2, scène 5, entre Philiste et la Nourrice) ; quelques ressorts d’intrigue ménagés avec art (la Suivante) ; quelques scènes heureuses d’invention, vraies de situation et de sentiment, imitées depuis, ou, si l’on veut, lues avec fruit par des poètes qui n’en ont rajeuni que les détails. Il est juste aussi d’observer que nous devons à l’auteur de la Galerie du Palais les personnages de soubrette, substitués alors, pour la première fois, à des rôles de nourrice, que remplissaient, dans nos anciennes comédies, des hommes habillés en femme (1)[1]. Aux yeux d’un public que l’auteur n’avait pas encore instruit à le juger, ces premiers essais d’un grand homme durent être des chefs-d’œuvre. Accueillis avec transport, ils méritaient l’indulgence qui, quelques années plus tard, leur eût été refusée. Aujourd’hui Clitandre et Mélite restent, dans les œuvres de Corneille, près de Polyeucte et du Menteur, pour montrer l’étendue de ses services, et l’espace que son génie a fait parcourir à sa nation. Quelques traits fiers et hardis qui brillent de loin en loin dans Médée, longue déclamation imitée de Sénèque (1835), peuvent être considérés comme ses premiers pas dans cette immense carrière. Cependant ne disons point, avec son neveu, Fontenelle : « Tout à coup il prit l’essor dans Médée, et monta jusqu’au tragique le plus sublime. » Craignons, en exaltant ainsi l’imitateur de Sénèque, de faire injure à l’auteur de Cinna. Le sujet de Médée, atroce sans être touchant, et fondé sur le pouvoir des enchantements, magiques, serait, surtout de nos jours, trop dénué de vraisemblance. Il l’était bien moins alors, et Corneille, en l’adoptant, ne fit guère que se conformer aux opinions et à l’esprit de son siècle. Nous allons voir qu’il s’y conformait encore sur des objets d’une autre nature, et que la destinée ne permet pas toujours à ceux qui par leur génie s’élèvent au-dessus de leurs contemporains, de s’en séparer par leur conduite. Les poètes étaient alors une espèce particulière de courtisans, attachés à la suite d’un ministre qui cultivait les lettres par goût, et les protégeait par ambition. Richelieu, qui balançait les destinées de l’Europe, et soutenait des thèses d’amour à l’hôtel de Rambouillet, voulut aussi fonder l’Académie française, et tracer des plans de comédie. (Voy. RICHELIEU.) L’Étoile (2)[2], Boisrobert, Collelet et Rotrou remplissaient les canevas fournis par son éminence, qui leur payait une pension, et qu’ils appe

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laient leur maître. Adjoint aux quatre auteurs rentés qui faisaient les poëmes du ministre, Corneille lui engagea son talent, et crut conserver son indépendance. Il se donna la liberté de faire quelques changements dans la conduite d’un de ces drames, dont l’exécution lui était confiée, et que le cardinal avait conçu. Le cardinal s’en offensa. Corneille étonné, et peut-être trop blessé d’avoir déplu pour craindre de déplaire encore, prétexta des arrangements de fortune, et retourna dans sa famille, se livrer enfin sans contrainte aux inspirations de son talent, à l’étude de son art. Il avait près de trente ans : son talent était dans sa force, mais son art était dans l’enfance. Ce fut encore le hasard, ou, si l’on veut, une espèce de bonne fortune, qui vint en hâter les progrès. Un M. de Chalon, qui avait été secrétaire de Marie de Médicis, retiré à Rouen dans sa vieillesse, eut occasion de le féliciter sur ses premiers succès,

« Monsieur, lui dit-il un jour, vos comédies
« sont pleines d’esprit ; mais, permettez-moi de
«  vous le dire, le genre que vous avez embrassé est
« indigne de vos talents : vous n’y pouvez acquérir
« qu’une renommée passagère. Vous trouverez chez
« les Espagnols des sujets qui, traités dans notre
« goût, par un esprit tel que le vôtre, produiront
« de grands effets. Apprenez leur langue ; elle est
« aisée : j’offre de vous montrer ce que j’en sais.
« Nous traduirons d’abord ensemble quelques en-
« droits de Guillen de Castro (1)[3]. »

C’est peut-être à ces paroles que nous devons notre scène tragique, le développement du génie de Corneille et du goût de la nation. A quoi tiennent quelquefois les destinées des plus grands hommes ! Sans une aventure de société, arrivée dans une ville de province, Corneille pouvait n’être toute sa vie qu’un assez mauvais avocat ; sans la rencontre fortuite et les conseils d’un vieux courtisan, Corneille pouvait n’être longtemps encore que l’auteur de Médée, et, qui pis est, de l’Illusion comique, malheureux imbroglio qu’on éprouve quelque honte à nommer immédiatement avant le Cid (1636). Boileau a parlé du Cid comme d’une merveille naissante, et il ne s’est jamais mieux servi du mot propre. Ce n’était plus ici, comme dans Médée, quelques élans de génie et de passion, perdus dans les longueurs d’une intrigue froidement atroce, d’un dialogue plein d’enflure et de vaines déclamations, c’étaient l’un des plus heureux sujets que pût offrir le théâtre, une intrigue noble et touchante, le combat des passions entre elles, et du devoir contre les passions ; c’était l’art, encore inconnu, de disposer, de mouvoir les grands ressorts dramatiques, l’art d’élever les âmes et de toucher les cœurs ; en un mot, c’était la vraie tragédie. Rien n’avait encore approché de ce degré d’intérêt, de naturel et de charme. Aussi l’enthousiasme alla-t-il jusqu’au transport :

Tout Paris pour Chimène eut les yeux de Rodrigue.

Ce succès trop éclatant (2)[4]était si bien mérité, qu’il

  1. (1) Voltaire n’a pas fait une seule remarque sur ces premières pièces de Corneille, et il les a rejetées à la fin de son édition. Elles manquent de naturel plus encore que de régularité. Personne alors ne songeait à peindre les mœurs et les véritables ridicules des hommes ; tout était fictif et de convention.
  2. (2) Fils de celui dont nous avons les Mémoires.
  3. (1) Et non Guillain, comme on l’écrit généralement d’après Voltaire.
  4. (2) Tous les mémoires du temps en parlent comme d’une chose inouïe. D’autres pièces cependant avaient excité l’enthousiasme ; mais le Cid le méritait, et c’était là le prodige.