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chée indépendamment de son utilité positive. Le chef des stoïciens était alors Antipater, et ce fut lui qui défendit le portique avec le plus de succès contre Carnéade ; mais son infériorité était grande. « Il n’osa jamais paraître devant lui, ni dans des leçons publiques, ni dans des promenades, ni dans des conversations ; il se taisait, pas un mot ne sortait de sa pauvre bouche. Il l’attaquait seulement de loin et en cachette, par quelques livres qu’il composait. La postérité les a vus : ils n’étaient pas même capables de se soutenir contre Carnéade mort, tant s’en faut qu’ils eussent pu lui résister quand il florissait environné de gloire. » C’est ainsi que Bayle représente la faiblesse de l’adversaire de Carnéade. L’an de Rome 598 (155e olympiade), les Athéniens, ayant saccage la ville d’Orope, furent condamnés par le sénat à 500 talents d’amende. Ils envoyèrent en ambassade, à Rome, Carnéade, Diogène le stoïcien, et Critolaüs le péripatéticien, pour obtenir quelque diminution à ce tribut[1]. Les trois philosophes, pendant que l’on discutait leurs demandes au sénat, voulurent donner au peuple romain une idée de leurs talents. Ils ouvrirent des espèces de conférences philosophiques, et prononcèrent des harangues. C’était alors que les Romains, vainqueurs de l’univers, commençaient à connaître et à rechercher le luxe, les arts, les lettres et toutes les jouissances dont le loisir et la civilisation apportent le besoin. Quand cette jeunesse, qui commençait déjà à rougir de la noble barbarie des vieilles mœurs, entendit ces hommes habiles à manier le langage, qui traitaient des questions auxquelles on n’avait jamais songé dans Rome, qui examinaient et discutaient ce qui avait toujours passé pour certain, qui répandaient à volonté le doute sur toutes choses, qui renfermaient un raisonnement dans les formes de la dialectique, elle se porta en foule à ce nouveau spectacle, abandonnant tous les autres divertissements. Carnéade surtout les surprenait par sa force et sa rapidité. Il prononça deux harangues, l’une pour la justice, l’autre contre la justice. Le vieux Caton s’alarma de la présence de ces habiles parleurs, qui venaient faire germer avant le temps, parmi une nation jeune et sincère, la philosophie d’un peuple vieilli et dégradé. « Donnons-leur réponse au plus tôt, représenta-t-il, et les renvoyons chez eux ; ce sont des gens qui persuadent tout ce qu’ils veulent, et l’on ne saurait démêler la vérité à travers leurs arguments. » (Voy. Pline, liv. 7, chapitre 50.) Un siècle après, Cicéron, écrivant son Traité des lois, et posant en principe qu’il existe un droit naturel, après s’être promis l’approbation des stoïciens, des disciples d’Aristote, et de l’académie de Platon, s’écrie : « Mais pour cette nouvelle académie perturbatrice de toutes choses, fondée par Arcésilas et Carnéade, nous implorons son silence, car si elle se précipitait sur les principes qui nous semblent à nous assez bien établis, elles les battrait en ruine. Je n’ai garde de la provoquer ; je désire plutôt l’apaiser. » C’est ainsi qu’il parle de la philosophie du doute, comme d’une divinité infernale qu’il faut conjurer, et qui réduit tout en poussière. Il faut remarquer cependant que la grandeur et la gravité des temps antiques se retrouvent dans cette idée de terreur qu’inspire l’éloquence de Carnéade et sa puissance destructive. Dans les temps modernes, le doute n’a pas su se donner cette apparence solennelle ; ses armes ont été la moquerie frivole ; il n’a jamais déployé, comme dans la philosophie ancienne, cette force qui frappe l’imagination, et qui nous fait voir Carnéade comme un ange exterminateur. Il ne paraît pas qu’il ait jamais écrit de livres. Sa doctrine ne fut connue, après sa mort, que par les ouvrages de Citomachus, son disciple et son successeur. Plusieurs de ses paroles, de ses arguments, se perpétuèrent dans l’académie, avec le souvenir de son éloquence. Il vécut 90 ans, selon Cicéron et Valère-Maxime, et l’on ne sait pas bien la date de sa mort, qu’on place cependant vers la 162e olympiade. Il était fort studieux, et l’on raconte qu’il était souvent tellement enfoncé dans ses occupations, que sa servante était obligée de le faire manger. Cette servante était aussi sa maîtresse. Un jour, il la surprit avec Mentor, son principal disciple. « Carnéade ne disputa point alors sur la probabilité, ni sur l’incompréhensibilité : il prit pour une chose assurée, et qu’il comprenait fort bien, ce que ses yeux lui montraient. » Bayle s’amusa à traduire cette raillerie de Numénius, que l’on n’a jamais manqué de lancer aux pyrrhoniens, et qui est toujours plaisante, bien qu’elle ne soit pas un argument. On rapporte que Carnéade craignait la mort, et disait souvent : « La nature a rassemblé, elle dissipera. » Ayant appris qu’Antipater le stoïque s’était empoisonné, il s’écrie, en le parodiant : « Hé bien, donnez-moi donc aussi… du vin doux. » L’on conçoit assez que sa philosophie l’eût amené à jouir le plus longtemps possible des douceurs de la vie, et eût détruit en lui cette espèce de force assez commune chez les anciens, qui les portait à prévenir les maux de la vieillesse par une mort volontaire. On cite de lui un mot spirituel : « Le manège est la seule chose que les jeunes princes apprennent exactement ; leurs autres maîtres les flattent ; ceux qui luttent avec eux se laissent tomber ; mais un cheval renverse par terre tous les maladroits, sans distinction de pauvre ni de riche, de sujet ni de souverain. » Une autre parole fort belle de Carnéade est venue jusqu’à nous : « Si l’on savait en secret qu’un ennemi doit venir s’asseoir et sur l’herbe où serait caché un aspic, il faudrait l’en avertir, quand bien même personne ne pourrait savoir que vous avez gardé le silence. » (Voy. Diogène Laërce, Aulu-Gelle, liv. 17, chap. 15 t Valère-Maxime, liv.8, ch. 7 ; Cicéron, Acad· Quæst., liv. 4 ; et de Oratore, liv. 1 ; Pline, liv. 7, ch. 30 ; Élien, Hist. var., liv. 1, ch. 17.) — Il y a eu un autre {sc|Carnéade}}, épicurien, qu’on a quelquefois confondu avec l’académicien, et qui a vécu avant lui ; il était

  1. Suivant Élien, plusieurs sénateurs s’écrièrent : « Les Athéniens ne nous ont pas envoyé des ambassadeurs pour nous persuader, mais pour nous arracher ce qu’ils désirent. »