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Point de nobles ! écrit-il ; il y a dans la tête de ces hommes à l’égard de la noblesse quelque chose de semblable à la répugnance instinctive que les Américains ont pour les hommes de couleur. » Cependant il devait triompher en 1839 même de ce préjugé ; il entra alors dans la chambre des députés, où il siégea dans les rangs de l’opposition jusqu’en 1848. S’il n’y fut pas au rang des princes de la tribune, comme on dit en langage parlementaire, cela tenait à la faiblesse de sa constitution physique. Il parlait aisément, mais sa voix manquait de puissance. Peut-être aussi le débat l’agitait trop ; ce qui était cause qu’il montait rarement à la tribune. « Enfin, fait observer avec raison M. Gustave de Beaumont, l’esprit s’accoutume dans le travail littéraire à une certaine méthode régulière et poursuit un certain idéal de formes peu compatibles avec les accidents et l’imprévu de la tribune. Le livre est écrit en vue de l’avenir ; le discours, dans l’intérêt du moment. » De Tocqueville était d’ailleurs plutôt homme de gouvernement que d’opposition. Il apporta néanmoins un utile et actif concours aux travaux de la chambre. En 1839, il fut charge du rapport relatif à l’abolition de l’esclavage dans les colonies, et personne n’était plus à même de répandre des lumières sur cette question. En 1840, il fut rapporteur du projet relatif à la réforme des prisons, une matière dont il avait dans son premier ouvrage tracé en quelque sorte l’itinéraire. Enfin, après avoir deux fois visité l’Algérie, pour se faire sur place une exacte opinion des choses, il eut à présenter le rapport de la commission extraordinaire nommée par la chambre, ce qui lui fournit l’occasion de poser avec une grande maturité d’esprit les vrais principes en matière de colonisation, il avait en effet pris à cœur de ne rien proposer de hasardé. Ce que dit à ce sujet le colonel, depuis maréchal de St-Arnaud (Correspondance de 1846), que « M. de Tocqueville, qu’il avait rencontré en Afrique, posait un peu pour l’observation méthodique, profonde et raisonnée », lui serait plutôt un éloge et témoignerait de la consciencieuse investigation dont il faisait précéder l’expression de ses sentiments. Tocqueville prédit la révolution de 1848.

« On prétend, disait-il le 27 janvier, qu’il n’y a point
« de péril parce qu’il n’y a point d’émeute. Per-
« mettez-moi de vous dire que vous vous trom-
« pez. Sans doute le désordre n’est point dans
« les faits, mais il est entré profondément dans
« les esprits. Regardez ce qui se passe au sein de
« ces classes ouvrières, qui aujourd’hui, je le
« reconnais, sont tranquilles. Il est vrai qu’elles
« ne sont point tourmentées par les passions po-
« litiques proprement dites au même degré où elles
« en ont été tourmentées jadis, mais ne voyez-
« vous pas que leurs passions de politiques sont
« devenues sociales ? »

C’était assurément raisonner à coup sûr, et l’événement justifia, de tout

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point les prévisions de l’orateur, que nous avons à suivre sur un autre théâtre. Son rôle sous la république avait été précédé de la publication, en 1840, de la deuxième partie de la Démocratie en Amérique, qui ne pouvait pas manquer d’être accueillie par le public. Seulement on trouva que, plus travaillée que la première partie, elle n’en avait pas la ferme et naturelle allure. Au fond, on reprochait à la logique trop rigoureuse de l’auteur de rendre la démocratie solidaire de choses qui lui sont étrangères. Mais ce reproche même laissait prévoir que, représentant du pays sous une république, l’écrivain s’appliquerait à prévenir dans la pratique ce qu’il avait relevé ailleurs comme excessif ou dangereux. Membre de la commission de constitution en 1848, il proposa de faire nommer le président de la république, comme aux États-Unis, par un nombre restreint d’électeurs élus eux-mêmes par le suffrage universel. Tocqueville donna son appui au général Cavaignac, qui le chargea de représenter la France à la conférence de Bruxelles, destinée à faire adopter la médiation de la république entre l’Autriche et la Sardaigne. Mais tout en acceptant cette mission, Tocqueville n’espérait guère que ce projet aboutirait. Le 20 décembre 1848, il entra comme ministre des affaires étrangères dans le cabinet dirigé par M. Odilon Barrot, et qui fut marqué par deux grands problèmes internationaux : l’affaire de Rome et la politique à adopter en ce qui concernait les réfugies hongrois, dont la Russie et l’Autriche demandaient l’extradition à la Porte Ottomane. Le ministre français ne pouvait qu’être droit et ferme en ces conjonctures. Ses dépêches témoignent qu’il en fut ainsi. Après le manifeste du 31 octobre 1849, il se sépara du président qui l’eut cependant voulu retenir. Il vota ensuite pour la révision de la constitution. Au 2 décembre 1851 il s’associa à la démarche des députés réunis au 10e arrondissement de Paris, avec lesquels il fut emmené à la caserne d’Orsay, et dont il partagea la détention à Vincennes dans la nuit du 2 au 3 du même mois. À cet épisode s’arrête la vie politique de l’auteur de la Démocratie en Amérique. Il rentra dans la solitude de la vie privée. De Sorrente, où il se trouvait en ce même mois de janvier, il écrivit à M. Gustave de Beaumont qu’il « cherchait une occupation d’esprit, un amusement de l’intelligence plutôt qu’un travail ». Il avait déjà songé à recueillir quelques-uns de ses souvenirs sur le temps qu’il avait passé aux affaires et écrit quelques-unes des réflexions qui lui vinrent à cette occasion « sur les choses et les hommes de ce temps-là ». Il avait repris ce travail :

« Vous comprenez, ajoutait-il,
« que les événements de mon ministère de cinq
« mois ne sont rien ; mais l’aspect des choses que
« j’ai vues de si près était curieux, et la physio-
« nomie des personnages m’intéressait. Ce sont,
« en général, d’assez vilains modèles dont je fais
« d’assez médiocres peintures ; mais une galerie