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étourdi de cette soudaine célébrité.

« Il y a une
« femme de la cour de Napoléon, écrivait-il à
« Stoffels, que l’empereur s’imagina un jour de
« faire duchesse. Le soir, entrant dans un grand
« salon et s’entendant annoncer par son nouveau
« titre, elle oublia qu’il s’agissait d’elle et se mit
« de côté pour laisser passer la dame dont on
« venait de prononcer le nom. Je t’assure qu’il
« m’arrive quelque chose d’analogue. Je me de-
« mande si c’est bien de moi qu’on parle. »

Le mariage de Tocqueville avec une jeune Anglaise, mademoiselle Marie Motley, suivit de près (1835) la publication de l’ouvrage qui dès lors le rendait célèbre. On s’attendait dans le monde à quelque éclatante alliance. Miss Motley avait peu de fortune : un homme comme Tocqueville ne pouvait s’arrêter à une considération peu digne d’un noble cœur.

« Ce serait bien la peine, fait re-
« marquer à cette occasion celui qui le connaissait
« si bien, M. G. de Beaumont, d’être supérieur
« par l’intelligence, si on restait au niveau
« commun par les sentiments et par le caractère. »

Il n’eut pas à regretter son choix ; un an plus tard il s’en applaudissait : « Il n’y a pas de jour où je ne pense que si quelque chose peut donner le bonheur sur la terre, c’est une semblable compagne. Lettre à M. Louis de Kergorlay.) Il ne reste plus qu’à suivre Tocqueville dans tous les développements imprimés à sa carrière par le grand ouvrage dont il avait commencé la publication, cette première partie devant être bientôt suivie par une autre relative à l’influence de la Démocratie sur les mœurs. En 1836, l’Académie française accorda à Tocqueville un prix extraordinaire de huit mille francs, au lieu de six mille établi de fondation. « Tel est le livre de M. Tocqueville, dit à cette occasion l’éloquent rapporteur, M. Villemain ; le talent, la raison, la hauteur des vues, la ferme simplicité du style, un éloquent amour du bien, caractérisent cet ouvrage et ne laissent pas à l’Académie l’espérance d’en couronner souvent de semblable. » Deux ans plus tard, le 6 janvier 1838, l’auteur de la Démocratie en Amérique venait siéger à l’Institut, l’Académie des sciences morales et politiques lui ayant ouvert ses portes. Enfin, le 23 décembre 1841, il fut nommé membre de l’Académie française. La séance de réception eut lieu en avril 1842 ; le comte Molé, qui répondit au récipiendaire, obéissant aux habitudes académiques, tout en laissant échapper une pointe d’ironie, reconnaissait cependant que le style de Tocqueville, c’était l’homme. « Votre discours, monsieur, disait-il, c’est vous-même. Ce qui vous distingue le plus de tous vos contemporains, ce sont ces convictions profondes qui se reproduisent toujours sous votre plume et vous ramènent incessamment sur le même sujet. » La place de Tocqueville était plutôt dans les assemblées politiques. C’était son ambition, quoiqu’il fût singulièrement attaché à la paix du

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foyer domestique. Il fit son premier pas dans la carrière des candidatures politiques à la fin de en se présentant aux élections de Valognes. Un incident assez curieux l’empêcha d’être nommé. Le président du conseil des ministres, précisément encore M. Mole, avait voulu désigner Tocqueville comme candidat du gouvernement ; mais cette désignation ne fut pas acceptée. Tocqueville écrivit directement à M. Mole, qui d’ailleurs était son parent.

« Je ne suis point l’adver-
« saire du gouvernement, disait-il, ni même de
« ceux qui gouvernent en ce moment ; mais je
« veux être en état de prêter un concours intel-
« ligent et libre, et c’est ce que je ne pourrais
« pas faire si je me faisais nommer par le gou-
« vernement. Je sais bien qu’il y a des gens qui
« oublient en arrivant à la chambre les moyens
« par lesquels ils y sont entrés ; mais je ne suis
« pas de ces gens-là. J’y veux arriver avec la
« position que j’y veux tenir, et cette position
« est indépendante. »

C’était s’attaquer à quelque chose d’endémique dans tous les gouvernements que de repousser jusqu’à l’idée d’une candidature officielle.

«... Je n’admets pas, répondit
« le président du conseil des ministres (14 sep-
« tembre 1837) que ce soit accepter un joug dont
« la délicatesse et la fierté aient à souffrir, que
« d’arriver par notre influence à la chambre, ni
« que ce fût trahir un engagement que de se sé-
« parer de nous plus tard sur une question où
« l’on ne pourrait en conscience et avec convic-
« tion nous soutenir. Tout ceci est bien terre à
« terre, je le sais, aux yeux de cette opinion fac-
« tice et amoureuse de popularité, qui tient le
« pouvoir, quelles que soient les mains qui
« l’exercent, pour l’adversaire présumé de la so-
« ciété. Mais je me permettrai de vous demander
« si vous croyez donc que vous serez plus libre
« d’engagements si vous arrivez par les légiti-
« mistes, les républicains ou une nuance quel-
« conque de la gauche que par le juste milieu.
« On dépend plus ou moins de ceux qui vous ont
« élu. L’armée du ministre dans les élections ne
« se compose pas seulement de gens qui relèvent
« de lui et lui doivent leur existence ; elle se
« compose surtout d’hommes pensant comme
« lui et croyant bon pour le pays qu’il se main-
« tienne et qu’il l’emporte contre ses adversaires.
« C’est parmi de tels hommes, mon cher mon-
« sieur, que j’aurais été heureux et fier de vous
« rencontrer. Vous ne le voulez pas ; vous avez
« presque dit que vous en rougiriez : à la bonne
« heure !... Mais vous n’avez pu croire que je
« prisse assez peu au sérieux le métier que je
« fais pour désirer de vous voir arriver sous l’un
« des drapeaux de nos adversaires... »

C’était assez dire que le ministère combattrait le candidat qui se placerait en dehors de son influence. C’est ce qui arriva : Tocqueville ne fut pas nommé. D’ailleurs les électeurs ne voulaient point de gens à particule. « L’élection s’est faite au cri de