Page:Michaud - Biographie universelle ancienne et moderne - 1843 - Tome 41.djvu/633

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dans le régime que l’on pratiquait à Auburn. Tocqueville ne s’en cacha point : il préférait de beaucoup le premier des deux systèmes. Revenu en France, les voyageurs publièrent le résultat de leurs études et de leurs investigations dans un ouvrage intitulé Du système pénitentiaire aux Etats-Unis et de son application en France, suivi d’un appendice sur les colonies pénales et de notes historiques, Paris, 1832 et 1845, troisième édition. L’ouvrage atteignit une partie du but : il éclairait les diverses faces du problème. Il fut traduit en anglais par M. Lieber, de Boston, et en allemand par le docteur Julius, de Berlin. Mais dès cette même année la carrière de Tocqueville prit une direction inattendue. Son ami, M. Gustave de Beaumont, ayant été révoqué pour avoir refusé de prendre la parole en une affaire où il jugeait peu honorable le rôle du ministère public, de Tocqueville crut devoir (21 mai 1832) se démettre à son tour des fonctions judiciaires qu’il remplissait. Des loisirs que lui fit cette retraite sortit le chef-d’œuvre qui allait être sa raison d’influence sur ses contemporains et son titre au souvenir de la postérité. Enfermé dans une mansarde mystérieuse, dont presque personne n’avait le secret, Tocqueville se livra tout entier à la production de ce livre, dont un bon juge en cette matière, Royer-Collard, devait dire « que rien de pareil n’avait paru depuis Montesquieu ». Quoi qu’on puisse penser de ce jugement, le succès fut éclatant. C’est au mois de janvier 1835 que parurent les deux premiers volumes de la Démocratie en Amérique. Ce qui en prouve l’excellence, ou plutôt la sage impartialité, c’est que tous les partis crurent pouvoir revendiquer le livre et l’auteur. Aux yeux de quelques écrivains (M. de Ste-Beuve est du nombre), il y avait là une sorte de contradiction. « Les amis de M. de Tocqueville, dit ce critique (Moniteur du 7 jan« vier 1861), eurent eux-mêmes besoin de quelques explications pour être assurés de sa pensée fondamentale et de son but, lorsque les deux premiers volumes de la Démocratie en Amérique parurent. » De Tocqueville répondait en indiquant

« le double effet qu’il avait
« la prétention de produire sur les hommes de
« son temps : diminuer l’ardeur de ceux qui se
« figuraient la démocratie brillante et facile, di-
« minuer la terreur de ceux qui la voyaient mena-
« çante et impraticable ».

Il y avait dans cette manière de voir une grande sagesse, et l’on peut dire que l’auteur de la Démocratie dressait un inventaire comparé des avantages et des inconvénients de l’ancienne et de la nouvelle société, sans prétendre tout d’abord se prononcer pour l’une ou pour l’autre. C’est ce qui ressort du dernier chapitre de l’ouvrage :

« Personne sur la terre, y
« est-il dit, ne peut encore affirmer d’une ma-
« nière absolue et générale que l’état nouveau
« des sociétés soit supérieur à l’état ancien ;
« mais il est aisé de voir qu’il est autre. Il faut
« donc bien prendre garde de juger les sociétés
« qui naissent avec les idées qu’on a puisées dans
« celles qui ne sont plus. Cela serait injuste, car
« ces sociétés, différant prodigieusement entre
« elles, sont incomparables. Il ne serait guère
« plus raisonnable de demander aux hommes de
« notre temps les vertus particulières qui découlaient
« de l’état social de leurs ancêtres, puisque
« cet état social lui-même est tombé et qu’il a
« entraîné confusément dans sa chute tous les
« biens et tous les maux qu’il portait avec lui. »

Ces considérations ne témoignent pas d’un parti pris, mais on voit assez par l’ensemble de l’œuvre que l’auteur sent de quel côté désormais le courant est le plus fort. Si donc il ne préconise pas la démocratie, il la voit venir :

« Nous y allons nous-mêmes, écrivait-il des Etats-
« Unis à M. Louis de Kergorlay, nous y allons
« vers cette démocratie sans bornes. Je ne dis
« pas que ce soit une bonne chose ; ce que je vois
« dans ce pays me convainc que la France s’en
« arrangera mal ; mais nous y allons poussés par
« une force irrésistible. Tous les efforts qu’on
« fera pour arrêter ce mouvement ne procure-
« ront que des haltes... Ce n’est pas sans peine
« que je me suis rendu à cette idée ; ce que je
« vois dans ce pays-ci ne me prouve point que,
« même dans les circonstances les plus favorables
« et elles existaient ici), le gouvernement de la
« multitude soit une excellente chose... »

Si donc il devait se réaliser, l’auteur acceptait en quelque sorte cette issue comme une fatalité, « un avenir inévitable », ainsi qu’il l’écrivait encore (Lettre à M. Eugène Stoffels, 12 janvier 1833). Sous l’empire de cette idée, Tocqueville cherche, c’est lui qui le dit, « à tempérer la fougue des uns et la résistance des autres ». Mais on doit reconnaître que cela ne dépendait pas de lui. Toujours est-il que l’on vit rarement un ouvrage réussir aussi complètement en France, en Angleterre, et nonobstant certaines sévérités à leur endroit, aux Etats-Unis, où l’on s’étonnait qu’après un an de séjour un étranger se trouvât en état de juger avec une telle sûreté de coup d’œil les institutions et les mœurs du pays. L’aristocratique Angleterre ne témoigna pas moins d’enthousiasme. A un premier voyage (1833), elle avait accueilli le voyageur pourvu de bonnes lettres de recommandation en 1835, elle fit fête au publiciste qui venait d’écrire un de ces ouvrages sérieux auxquels on se complaît dans la Grande-Bretagne. Quant à l’éditeur, M. Gosselin, il était si loin de s’attendre à ce succès, que, n’ayant d’abord conseillé qu’un tirage de cinq cents exemplaires au lieu de mille que demandait l’auteur, il était tout disposé maintenant à tirer à l’infini. C’est Tocqueville lui-même qui le raconte : « J’ai été hier matin chez Gosselin, qui m’a reçu avec la figure la plus épanouie du monde, en me disant Ah ça ! mais il paraît que vous avez fait un chef-d’œuvre ! » Lui-même parut tout