enfermer sa femme, et le lieutenant de police Lenoir n’était poursuivi que pour avoir fait exécuter la mainlevée de cette lettre, à la sollicitation de Beaumarchais, de Daudet de Jossan et du prince de Nassau ! La justification du magistrat fut établie dans un mémoire qui passa pour avoir été rédigé par Suard. Bergasse avait avancé que, craignant l’éclat de cette affaire, l’ex-lieutenant général de police avait chargé le conseiller au parlement d’Eprémesnil d’avoir, chez le procureur du roi au Châtelet (de Flandre de Brunville), une entrevue avec Kornmann, et de lui faire offre de six cent mille livres pour acheter son silence et empêcher l’émission du premier mémoire. Mais il résulta des déclarations données par le procureur du roi et par le conseiller au parlement, que c’était au contraire Kornmann qui avait prié d’Eprémesnil de demander à Lenoir : 1° la clôture de sa femme dans un couvent ; 2° le remboursement d’une créance de 600,000 livres dans l’affaire des Quinze-Vingts ; 3° une commission honorable dans l’étranger ; et que ces trois propositions avaient été repoussées par un triple refus. Or, que répondait Bergasse ? « Je crois bien que ces refus ont été faits matériellement, puisque M. d’Eprémesnil les atteste ; mais il a dû les accompagner d’offres. » C’était se montrer homme droit, homme juste, mais assez faible logicien ; et pendant deux ans[1], d’éloquentes accusations, quoique moralement admissibles, ne purent être appuyées des seules raisons de la loi, les preuves. Les ennemis de Bergasse disaient que son acharnement contre Lenoir était une vengeance ; et qu’ardent disciple de Mesmer, il ne lui avait point pardonné d’avoir autorisé la représentation des Docteurs modernes (voy. Radet), et permis ainsi de livrer le magnétisme à la risée du peuple, en plein théâtre. C’était méconnaître le caractère de Bergasse, qui croyait ne défendre que la cause des mœurs et des lois. Enfin, le 2 avril 1789, un mois avant l’ouverture des états généraux, le parlement rendit son arrêt dans ce procès mémorable ; la séparation des deux époux fut prononcée, et Kornmann condamné à restituer une dot de 364,000 livres. Kornmann, diffamé par lui-même, se vit aussi ruiné. Le président de St-Fargeau, en prononçant l’arrêt, fut deux fois interrompu par des murmures approbateurs, et Bergasse s’écria que cet arrêt blessait le ciel et déshonorai la terre. C’est ainsi que se termina ce procès, où chacun avait apporté son scandale. Peu de jours avant l’arrât, Bergasse s’était représenté comme ayant, au milieu du bouleversement des destinées publiques, fièrement attaché la cause d’un infortuné aux destinées publiques ; et il ne manqua pas de croire après le jugement ce qu’il avait prétendu auparavant : qu’il s’était élevé au-dessus de tous les dangers, dévoué aux haines les plus puissantes, et que tout ce qu’il y avait d’hommes élevés en nom et en crédit dans la France s’était réuni et ligué pour le perdre[2]. Le procès seul fut perdu. — Bergasse avait traîné, aux applaudissements de la multitude, les ministres du roi dans le scandale de sa cause. Il s’était adressé à des passions qu’il était trop facile de remuer ; et, quoique l’éloquence de cet orateur ne fût ni celle du barreau, ni celle de la littérature d’alors, sa véhémence et son énergie pleine de conviction, de chaleur et d’audace, lui avaient fait un nom célèbre. On attendait beaucoup de lui dans la crise où entrait la France. Il avait dit à la fin d’un de ses mémoires : « Je vais me retirer à la campagne, et là, dans une suite de discours sur les destinées et sur les lois de l’empire, je dirai aux Français ce qu’ils ont été, ce qu’ils sont, ce qu’ils pourront devenir. » Il avait déjà publié dans le mois de février une Lettre sur les états généraux (in-8° de 58 p.), Il se peignait comme l’homme à qui la France devrait la liberté, le retour de la justice et des lois, etc. Mais il voulait le droit de veto, la noblesse héréditaire, une chambre haute ; et il s’était beaucoup moins avancé que ne le firent à cette époque Target, Lacretelle aîné, Sieyes, Morellet, Cérutti et Babaude de St-Étienne. Il déposa chez le notaire Margantin un exemplaire de cette lettre, signé de lui et certifié conforme à l’original, annonçant que désormais il prendrait la même précaution pour tous les ouvrages qui sortiraient de sa plume, afin de se garantir à l’avenir du brigandage qui faisait publier plusieurs écrits sous son nom, tels que le Cahier du tiers état à l’assemblée des états généraux de 1789, qu’il désavouait comme absurde. Cette précaution, qui fait connaître quelle était alors la réputation de Bergasse, n’était pas inutile. En 1789, parut un libelle horrible et dégoûtant, publié sous son nom, dont on exploitait la célébrité. Ce libelle avait pour titre : les Prophéties françaises, suivies d’un projet présenté au roi pour dégrader et punir le duc d’Orléans, par M. Berg…, député de l’assemblée nationale, in-8o de 24 pages. Il suffit de lire cet écrit infâme pour se convaincre que 1789 annonçait déjà 1795. On y prédit à Louis XVI, dont on loue d’ailleurs les vertus privées, qu’il cherchera dans l’ivresse l’oubli de ses malheurs. Marie-Antoinette, dite plus horrible qu’Agrippine et Messaline, est représentée comme ayant semé dans la France les assassinats, les pillages et les meurtres. Le cynisme le plus effronté accompagne les plus atroces calomnies et les imputations les plus extravagantes : elles ne peuvent être toutes citées, et cependant il serait bon qu’elles le fussent, comme une leçon pour les peuples. On prédit à cette reine infortunée qu’elle mourra d’une maladie infâme, nommée en toutes lettres, et que déjà elle en a été guérie une fois, en 1787, par un médecin allemand. Le Dauphin est appelé l’aimable enfant
- ↑ Le premier mémoire de Bergasse est daté du 20 février 1787, son dernier plaidoyer du 1er mars 1789, et l’arrêt du parlement du 2 août suivant.
- ↑ Le nombre des écrits imprimés de Bergasse dans le procès Kornmann, sous les titres de Mémoires, Précis, Observations, Réflexions, Requêtes, Plaidoyers, est de dix-sept. Le nombre des publications des autres parties, et celui des pamphlets, s’élèvent à plus de quarante. Les pièces du procès eurent deux éditions, l’une in-4o,l’autre in-8o. Les mémoires, dans les causes célèbres de cette époque se vendaient comme les pièces de théâtre.