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vingt-deux pièces de Sophocle pour avoir été décidément du genre désigné par les Grecs sous le nom de satyrique, genre dont Casaubon et Eichhorn ont développé la théorie et l’histoire, et dont il nous est resté un seul modèle dans le Cyclope d’Euripide. Le drame satyrique n’avait rien de commun avec ce que nous appelons satire, et que les Grecs nommaient silli ; ce drame, antérieur peut-être à la comédie et à la tragédie, tenait à la première par le style et par les situations, mais à la dernière par le rang des personnages. On y voyait paraître des héros et des dieux même ; mais le sujet de la pièce était quelque fable plaisante, qui se prêtait à la peinture des mœurs antiques, de cette vie des premiers nomades de la Grèce, vie que Strabon appelle cyclopéenne, et que Théocrite a retracée dans quelques-unes de ses Idylles. Le trait qui distinguait ces pièces, quant au matériel, c’était le chœur formé de satyres, de silènes et d’autres divinités champêtres. Ce chœur ne se bornait pas à exécuter des chants remplis d’une philosophie tour à tour aimable et grave ; il donnait dans les entr’actes de véritables ballets, où l’on déployait, en fait de costumes et d’ornements, toutes les richesses de la mythologie la plus riante et la plus pittoresque. Enfin les décorations destinées au drame satyrique offraient des bois, des fontaines, des grottes et d’autres vues champêtres. C’était un genre de poésie où le génie aimable et le style gracieux de Sophocle devaient briller de tout leur éclat. Il s’y est beaucoup exercé ; et c’est un trait de ressemblance de plus avec Racine. Parmi les drames satyriques de Sophocle, il y en a dont on devine facilement les sujets par le titre et par quelques lignes conservées. De ce nombre sont les Noces d’Hélène, la Pandore, l’Andromède, l’Alexandre, ou Pàris reconnu par Priam, après avoir remporté tous les prix dans tous les jeux et exercices ; le Thamyris, dont le sujet était la lutte audacieuse d’un musicien poëte contre les Muses, et dans lequel Sophocle lui-même paraissait sur la scène, jouant de la guitare, et probablement remplissant le rôle de Thamyris ; enfin la Nausicaa, dans laquelle on voyait cette princesse se rendre au bord d’une rivière avec ses suivantes, pour laver son linge, et sans doute en attendant qu’il séchât, se livrer avec ses compagnes à divers jeux, entre autres au jeu de la paume. Sophocle, qui excellait dans cet exercice, remplissait lui-même le rôle de Nausicaa[1]. Quelques-uns des drames de Sophocle paraissent avoir été satiriques, dans l’acception moderne de ce mot ; la Criée des dieux était certainement de ce genre, si, avec Tywhitt et Brunck, nous voulons admettre que le sujet en fût le même que celui du dialogue de Lucien, connu sous le même titre. On y voyait Vénus occupée à se mirer et se plaignant que ses cheveux étaient mal arrangés. Le Momus était sans doute du même genre. Les fragments qui restent de la pièce des Aloades, expressément désignée comme satirique, roulent, entre autres, sur la dégénération des institutions d’Athènes par l’influence des richesses et par l’abus de l’éloquence. On croirait lire Aristophane. Le Festin des Grecs devant Troie paraît avoir eu pour sujet les querelles des chefs de l’armée grecque, qui s’y faisaient des reproches très-amers. S’il faut en croire Ovide, appuyé par un scoliaste[2], le drame intitulé la Tragédie des Amants d’Achille a dû blesser la décence. Il semble pourtant qu’Achille, pris pour une des filles de Lycomède, pourrait fournir matière à un badinage innocent[3]. Celui des drames de Sophocle que les érudits regrettent le plus, c’est son Triptolème, rempli de détails sur l’histoire de la géographie, et qui aurait servi à nous faire mieux connaître les anciennes relations entre l’Italie et la Grèce. Le héros de la pièce, en recevant de Cérès un char magique, recevait en même temps de cette déesse des notions étendues sur l’Italie, l’Œnotrie, la Tyrrhénie et la Ligurie (Dion. Halicarn., I. 1er). Outre les pièces de Sophocle décidément reconnues pour être du genre satyrique, il s’en trouve encore une vingtaine qu’on ne sait dans quelle classe ranger, mais dont les titres ne paraissent pas indiquer des sujets tragiques. Nous avons donc à regretter environ soixante tragédies perdues. C’est avec raison que Schœll, dans son Histoire de la littérature grecque, a indiqué la nécessité de réduire le nombre général des pièces attribuées à Sophocle ; il se fonde sur la distinction entre les ouvrages du poëte lui-même et ceux de ses élèves, distinction très-juste, mais que nous n’avons pas les moyens d’établir avec certitude. La distinction entre les divers genres dans lesquels Sophocle a travaillé n’est pas moins importante pour l’histoire littéraire ; et nous croyons en avoir indiqué les fondements solides, quoique encore incomplets. Nos lecteurs n’ont pas besoin que nous caractérisions le mérite littéraire des sept admirables tragédies qui nous restent de Sophocle ; mais ils auraient droit à s’attendre que nous en fixassions les dates, si cela était possible. Malheureusement, nous sommes obligé de reconnaître que la seule date du Philoctète est constante ; cette pièce fut jouée sous l’archontat de Glaucippus, dans la troisième année de la 92e olympiade, l’an 410 avant J.-C., et trois ou cinq ans avant la mort de l’auteur. L’Antigone paraît avoir été jouée peu de temps avant la guerre contre Anæa, ville alliée des Samiens, par conséquent vers l’an 440 avant J.-C.,

  1. Que d’excellentes plaisanteries ne feraient pas nos critiques sur un poëte anglais ou allemand faisant jouer à la paume leurs princesses tragiques !
  2. Trist., t. 2, p. 409. Comp. Schol. Aristoph. ad Veapas., 1021.
  3. La perte de tant de drames idylliques ou satyriques est à regretter sous deux rapports : 1° ils nous auraient fait connaître un genre tout à fait particulier de la poésie grecque ; 2° ils auraient conservé une foule de détails sur les mœurs, les localités et d’autres objets intéressants.