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femme, dont il eut beaucoup d’enfants. Doué de talents peu communs et d’une grande ardeur pour l’étude, Scaliger paraît n’avoir cherché dans les lettres qu’un moyen de célébrité, et le trouva bientôt. Les querelles des savants, à peine aperçues aujourd’hui, occupaient alors le petit nombre de trompettes que la renommée avait à sa disposition. Scaliger, encore inconnu, débuta par attaquer Érasme, qui s’était moqué de l’affectation de quelques savants d’Italie à n’employer que les termes de Cicéron, et, dans deux harangues, il l’accabla des plus grossières invectives. Érasme ne daigna pas répondre à la première (1)[1] et ne vit pas la seconde. Notre athlète voulut ensuite se mesurer contre Cardan, dont la réputation lui portait ombrage, et il fit paraître une critique de son Traité de la subtilité, plus fourni d’injures que de raisons. Le bruit de la mort de Cardan s’étant répandu dans le même temps, il imagina que ce savant était mort de chagrin et ne manqua pas de se faire un mérite de sa sensibilité, en témoignant un extrême regret d’avoir remporté une victoire qui coûtait un si grand homme à la république des lettres. Précédemment, il avait témoigné le même repentir de sa conduite à l’égard d’Érasme, et dès qu’il l’avait su mort, s’était empressé d’en faire l’éloge dans les termes les plus pompeux. En 1541, César Frégose fut assassiné par les émissaires de l’Empereur, et sa veuve, la belle Constance Rangona, vint avec ses enfants et Matt. Bandello, leur précepteur (voy. BANDELLO), chercher un asile près d’Hector Frégose, son beau-frère, administrateur du diocèse d’Agen pour le temporel. Quoique la divine Rangana ne soit plus jeune, sa vue ranima la passion mal éteinte de Scaliger, âgé lui-même de près de soixante ans, et il célébra les charmes et l’esprit de la belle Italienne, sous le nom de Thaumantia Merveille, dans une foule de vers trop loués ou trop dépréciés. mais qui paraissent dictés par un sentiment vrai. Reçut-il le prix de son amour ? C’est ce qu’affirme Coupé (Soirées littéraires, t. 15, p. 142), d’après quelques expressions équivoques de Scaliger, trop vain pour qu’on doive le croire légèrement (2)[2]. Quoi qu’il en soit, sa passion ne ralentit point son ardeur pour l’étude. Poète médiocre, mais le premier prosateur de son temps, il contribua beaucoup à ramener les écrivains à l’observation des règles grammaticales, et il les obligea de rendre leur style plus clair, plus élégant et plus poli. Il rendit un service important à la botanique en montrant la

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nécessité d’abandonner la classification des plantes par leurs propriétés et d’en adopter une fondée sur leurs formes et leurs caractères distinctifs. Il avait formé un herbier des plantes de la Guienne et des Pyrénées ; et son fils assure qu’il en faisait venir à grands frais des pays étrangers, et qu’il les peignait avec des couleurs vives ; mais il abandonna ce travail après avoir lu l’ouvrage de Fuchs De natura stirpium. Voulant persuader qu’il avait passé sa jeunesse dans les armées, il aimait à parler de ses exploits guerriers et affectait les airs et le ton d’un capitan. Exagéré dans ses éloges comme dans ses critiques, il disait qu’il aimerait mieux avoir fait l’ode d’Horace qui commence par ces mots : Quem tu Melpomene semel (ode 3, I. 4 que d’être roi d’Aragon. On accourait pour l’entendre de toutes les parties de la France, des Pays-Bas et de l’Allemagne. Malgré sa causticité naturelle et les emportements auxquels il se livrait toutes les fois que son amour-propre était intéressé dans la discussion, il était réellement bon et se montrait aussi généreux que son peu de fortune pouvait le lui permettre. On l’a soupçonné d’avoir eu quelques penchant pour les opinions des novateurs ; mais il est certain qu’il mourut dans la foi catholique le 21 octobre 1558, à l’âge de 75 ans. Ses restes furent ensevelis dans l’église des augustins d’Agen avec cette épitaphe : Jul. Caesaris Scaligeri quod fuit. Les hommes les plus distingués conservèrent longtemps la plus haute vénération pour sa mémoire. Le judicieux de Thou dit que l’antiquité n’a pas un seul personnage qui lui soit supérieur, et que le siècle n’offre pas son égal. Juste Lipse l’associe à Homère. Hippocrate et Aristote, et le nomme le miracle et la gloire de son siècle. Maintenant que ses talents et ses services, mieux appréciés, ont fixé la véritable place de Scaliger, il conserve encore de nombreux partisans. L’académie d’Agen, en 1806, proposa son éloge : M. Briquet remporta le prix, L’un des concurrents, M. Mermet, a fait imprimer son discours à la suite des Observations sur Boileau, Paris, 1809, in-12. Scaliger joignait à un esprit actif et pénétrant beaucoup de mémoire et une vaste érudition, quoiqu’il n’eût qu’une connaissance superficielle de la littérature grecque. Il écrivait purement et avec élégance ; mais il était trop souvent déclamateur, et il manquait de goût ; par exemple ; il mettait les tragédies qui portent le nom de Sénèque au-dessus de celles d’Euripide ; dans la satire, il préférait Juvénal à Horace, et il ne trouvait dans les poésies de Catulle que des bassesses et des trivialités. Il partagea d’ailleurs toutes les erreurs de son siècle en physique et en philosophie ; et il ne fut vraiment supérieur que comme grammairien. Outre des notes sur le Traité des plantes de Théophraste (1)[3] et sur celui qui porte le nom

  1. (1) Il attend ma réponse, dit Érasme, et il prépare déjà une autre invective ; mais je n’ai pas encore lu son livre ; je n’ai fait que le parcourir, Lettre 372, éd. de Leyde, 1703,
  2. (2) M. Mermet suppose que Scaliger était veuf lorsqu’il devint amoureux de Constance Rangona, mais il est certain que sa femme lui a survécu. Quant à la belle Constance, elle était déjà sur le retour de l’âge quand elle vint habiter Agen, puisque Janna Frégose, le cadet de ses enfants était dans les ordres et devint évêque de cette ville en 1566. Voy. le Clergé de France, par Dutems, t. 3, p. 285.
  3. (1) Quoique Scaliger n’ait fait des notes que sur le traité des plantes de Théophraste, Coupé prétend que ce précieux commentaire dut être fort utile à la Bruyère, qui en a fait tant d’usage. (Soirées littér., t. 15, p. 131)