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cesseurs ; mais la sienne a été assez belle et assez bien remplie pour suffire à sa gloire. On l’a vu détourner des yeux du triste spectacle de la misère des classes ouvrières en Angleterre ; il ne l’a jamais connue dans sa hideuse profondeur. Il n’avait gardé souvenir que des merveilles de l’industrie, sans entendre le cri des souffrances qu’elle traîne à sa suite dans l’état présent de son organisation. Il admirait la puissance des grands capitaux sans redouter leur despotisme. Son cœur compatissait vivement aux maux de ses semblables ; mais il lui était resté quelque chose du fatalisme de Malthus et de l’école économique anglaise. Quand il vit s’élever, après le mouvement de 1830, les bannières inconnues et menaçantes des écoles nouvelles, il parut éprouver une sorte de surprise ; il ne voulut jamais aller à la rencontre de cet horizon nébuleux derrière lequel on prétendait traiter les grandes questions de l’avenir. Il refusa de se commettre avec des gens qui ne parlaient plus ni la langue économique ni la langue française. Il garda le silence le plus absolu. Déjà même il éprouvait une sorte de lassitude, causée par son application continuelle au travail. Le gouvernement de juillet venait de lui confier la chaire d’économie politique du collège de France, et il s’y était dévoué tout entier avec sa fidélité habituelle au devoir, quand la mort de sa femme le frappa du coup le plus terrible. Madame Say avait répandu sur l’existence de son mari un charme inexprimable ; elle réunissait au plus haut degré la dignité du caractère, l’élévation de l’esprit, la simplicité bienveillante des manières. Ce stoïcien, en perdant sa femme, se sentit frappé à mort. Dès ce moment, sa santé alla toujours en déclinant. Plusieurs attaques d’apoplexie avaient cédé aux soins du docteur Duméril, son médecin et son ami ; une dernière, plus forte que les autres, mit fin à ses jours le 15 novembre 1832. J.-B. Say était âgé de 66 ans ; il laissait quatre enfants, deux fils et deux filles ; l’une d’elles était la femme de l’honorable Ch. Comte, dont l’Académie des sciences morales et politiques devait bientôt avoir à déplorer la mort prématurée. Les services éminents que ce grand économiste a rendus à la science sont désormais appréciés de l’Europe tout entière, malgré l’injustice avec laquelle certains écrivains ont essayé de les méconnaître. C’est J.-B. Say qui a constitué l’économie politique à l’état de science d’application, en assignant au travail et aux capitaux leur véritable rôle dans la production industrielle et en déterminant de la manière la plus précise les fonctions de la monnaie et les conditions du crédit ; c’est lui qui a fondé le nouveau droit des nations en frappant dans sa base le système suranné de la balance de commerce, source de tant de guerres funestes et d’erreurs économiques. Grâce à l’heureuse influence des écrits de J.-B-Say, les peuples les plus belliqueux ont tourné leur activité vers les travaux plus durables, la puissance a passé du côté de la richesse. La seule question importante que J.-B. Say n’ait pas pu résoudre est celle de la distribution équitable des profits du travail, qui excite aujourd’hui à si juste titre la sollicitude des gouvernements. Aussi longtemps qu’il y aura des millions d’hommes privés des premières nécessités de la vie, au sein d’une société riche de tant de capitaux et de tant de machines, la tâche des économistes ne sera pas finie. La civilisation est appelée à couvrir d’une protection commune, comme fait le soleil, le riche et le pauvre, le fort et le faible, l’habitant des villes et celui des campagnes. Il faudra bien réfléchir longtemps encore sur un système de production qui nous force de chercher des consommateurs aux extrémités du monde, quand à nos propres portes, au sein de notre patrie, nous avons des travailleurs qui manquent de tout ! Le grand effort des économistes de l’école de J.-B. Say a été de conquérir la liberté pour le travail ; la tâche de ses successeurs sera de l’organiser. J.-B. Say est mort comme il avait vécu, fidèle à ses doctrines économiques, philosophiques, politiques, quelque peu susceptible et fier, comme un homme sûr de lui-même et qui n’a jamais baissé le front devant aucun pouvoir, peuple ou rois, mais toujours sincèrement préoccupé des intérêts de l’humanité. Ses habitudes de travail avaient quelque chose de l’austérité de son caractère ; ses livres, ses notes, ses cahiers, toujours parfaitement en ordre comme ses idées, témoignaient à toute heure du jour de son dévouement à la science. Il entretenait avec les plus grands économistes de son temps une correspondance active, qui tenait de la polémique et dans laquelle il excellait à traiter les plus hautes questions. Il était classique en littérature, plus voltairien que protestant dans ses croyances et de l’école de Condillac en philosophie. En toute chose, d’ailleurs, sa tolérance était à la hauteur de ses opinions. Une de ses parentes, née comme lui dans la religion réformée, mais beaucoup plus orthodoxe, lui avait envoyé une Bible annotée quelques jours ayant sa mort. « Je vous remercie beaucoup, lui écrivait-il, ma chère cousine, du présent que sous m’ayez fait ; mais je n’ai pas d’inquiétude pour mon salut, tant est grande ma confiance en la bonté infinie du Créateur. Son existence m’est révélée par ses œuvres et je n’ai besoin d’aucune révélation pour savoir ce que j’en dois penser. Toutefois, il y a un point sur lequel mes convictions ont le bonheur de s’accorder avec les vôtres, c’est que nous devons être remplis d’indulgence les uns envers les autres et faire du bien à notre prochain selon notre pouvoir et notre position. J’ai l’intime persuasion que cela suffit pour être sauvé, et il n’est pas possible qu’aucun de mes semblables soit plus