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écrasée sous le poids de sa dette et réduite au régime du papier-monnaie, allait bientôt reprendre les payements en espèces ; les crises manufacturières ne devaient pas tarder à éclater sous l’empire de la concurrence illimitée. On n’avait vu à l’œuvre qu’une seule partie des théories économiques d’Adam Smith et de J.-B. Say. La rareté des capitaux, détournés par la guerre, n’avait pas encore permis aux entrepreneurs des luttes semblables à celles de nos jours ; la rareté des bras laissait encore aux classes ouvrières quelques chances favorables pour débattre le prix des salaires. L’Europe ne connaissait que les difficultés économiques de la guerre ; il lui manquait l’expérience des embarras de la paix, plus graves peut-être et d’une solution plus compliquée. Toutefois ces embarras ne se manifestèrent pas dans les premières années de repos, dont J.-B. Say profita pour retourner en Angleterre avec la mission de constater la situation industrielle de ce pays. Il y fut accueilli avec beaucoup de distinction par les plus grands économistes de l’époque, Ricardo, Malthus et Jeremy Bentham. On le fit même asseoir à Glasgow dans la chaire d’Adam Smith, honneur insigne dont il se montra profondément touché. La brochure qu’il publia à son retour, sous le titre : De l’Angleterre et des Anglais, témoignait vivement de son antipathie pour les profusions des gouvernements et contenait plusieurs avertissements d’une nature vraiment prophétique. Cet écrit fut suivi du Catéchisme d’économie politique, ouvrage élémentaire excellent, où l’auteur a réuni dans un petit nombre de pages et sous la forme familière du dialogue les principes fondamentaux de la science. À ce moment d’arrêt dans sa vie, J.-B. Say voulut se recueillir en lui-même et jeter un regard philosophique sur les choses de ce monde. Il fit imprimer sous le titre de Petit Volume un recueil de pensées écrites à la manière de Franklin et empreintes d’une finesse naïve, où domine toujours la verve caustique de son esprit. Ce petit livre le peint mieux que ses autres œuvres, tel qu’il était dans sa vie privée, sceptique, railleur, ennemi de tout préjugé, sévère pour lui-même autant que pour autrui, indépendant, laborieux, économe. Il aimait la critique, et il en profitait quand elle était fondée. « Il y a un point, disait-il, sur lequel il faut se résigner quand on écrit : c’est d’être lu légèrement et d’être jugé du haut en bas. » La verve de son esprit aimait surtout à s’exercer aux dépens des hommes sans convictions, dont le nombre est toujours grand aux époques de trouble et de changements politiques. Voici comment il en parle : « Un homme sans principes se rencontre avec un homme qui a des principes. Ils causent ensemble ; ils se méprisent tous les deux. Quel est celui qui a le plus de mépris pour l’autre ? Vous croyez que c’est celui qui a des principes ? Vous vous trompez ; c’est celui qui n’en a pas. » Ces courtes citations du Petit Volume de J.-B. Say suffiront pour donner une idée de la nature originale de son esprit. On conçoit combien elle eut à s’exercer durant la réaction économique qui signala les premières années de la restauration. Elle avait promis, dans un accès d’enthousiasme, la suppression des droits réunis, que la nécessité força pourtant de conserver sous le nom de contributions indirectes ; on nomma à ce sujet une commission dont J.-B. Say fut membre, mais il refusa de prendre part à des travaux désormais inutiles et revint à ses études favorites. Il fit paraître presque en même temps la troisième édition de son Traité et deux écrits intéressants sur la Navigation intérieure de la France. Le succès croissant de ses doctrines appelait chaque jour davantage l’attention du public sur sa personne. On le lisait avec ardeur, on désira l’entendre ; il donna ses premières leçons à l’athénée royal de Paris, pendant deux hivers, avec un grand succès, et presque aussitôt la quatrième édition du Traité, déjà traduit dans plusieurs langues et considéré dans toute l’Europe comme un livre classique. L’économie politique se popularisait de plus en plus sous son influence ; les princes mêmes n’en dédaignaient pas l’étude, et J.-B. Say en compta plusieurs parmi ses élèves. Cependant, à mesure qu’il s’efforçait de maintenir la science dans de justes limites par la précision rigoureuse du langage et la justesse de ses déductions, des athlètes célèbres le forçaient de descendre dans l’arène et engageaient avec lui une lutte énergique. Ses trois plus dignes adversaires furent Malthus, Ricardo et Sismondi. Le premier venait de publier son Essai sur le principe de la population et une théorie hasardée de quelques-uns des phénomènes les plus intéressants de la production. J.-B. Say lui adressa cinq lettres remarquables, qui ont été imprimées dans la collection de ses œuvres posthumes et qui méritent d’être lues avec attention, quoiqu’elles traitent de quelques points de controverse plutôt que des vrais intérêts de la science. C’est au terrible livre sur la population que J.-B. Say aurait dû s’attaquer ; mais il en adopta pleinement toutes les conclusions, si durement commentées et développées par Ricardo, dans son ouvrage sur le Principe de l’impôt. Nous ne parlerons point de leurs débats dogmatiques sur la théorie du fermage, ni des protestations éloquentes de Sismondi sur les abus de la concurrence et des instruments du crédit. Ces grandes luttes se sont reproduites plus formidables de nos jours. Au moment où elles s’engageaient d’une manière si digne et si grave entre les fondateurs de l’économie politique, nul n’aurait osé supposer qu’elles descendraient un jour sur la place publique, et que le fléau du paupérisme, signalé par Malthus, s’étendrait comme un vaste réseau sur toute l’Angleterre. Ces illustres penseurs avaient le senti-