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ouvrier les procédés de la fabrication, monter et démonter les métiers, assisté de son fils, qui lui servait de rattacheur. La ténacité de son caractère ne fut rebutée par aucun obstacle. Il s’établit dans le département de l’Oise, puis sur une plus vaste échelle dans celui du Pas-de-Calais, tour à tour ingénieur, architecte, mécanicien, potier de terre, et dans ce rude exercice de toutes les professions, il apprit à connaître et à analyser les procédés des arts. C’est ainsi qu’il a pu apprécier les inconvénients relatifs au choix des emplacements pour les manufactures, à l’insuffisance des débouchés, au mauvais état des routes et des canaux, et donner aux entrepreneurs d’industrie les leçons de sa propre expérience. En l’an 5 (1797), la classe des sciences morales et politiques de l’Institut de France avait mis au concours la question suivante : « Quels sont les moyens de fonder la morale chez un peuple ? » Puis celle-ci : « Quelles sont les institutions les plus favorables pour atteindre un tel but ? » Et comme il est arrivé quelquefois de nos jours en pareille occurrence, l’Institut avait dû garder son prix, parce que la question n’était pas de celles qu’on pût résoudre dans un mémoire académique. J.-B. Say concourut sans succès en envoyant une nouvelle sentimentale, intitulée Olbie. Olbie est une succursale de Salente dont l’Idoménée est un peu pâle, quoique plein de bonnes intentions. Il propose aux Olbiens pour livre de morale un Traité d’économie politique, que J.-B. Say se chargera de leur fournir en 1803. C’est en effet à cette époque qu’a paru la première édition du grand ouvrage de ce célèbre économiste, et ce livre aurait produit une plus grande sensation si la France, distraite de l’étude par la gloire, n’eût réservé alors toute son admiration pour un seul homme. Le Traité d’économie politique, même avant les perfectionnements que cet ouvrage a reçus dans ses éditions successives, était déjà une œuvre originale et considérable. Quelque opinion qu’on eût des doctrines de l’auteur, son livre était principalement remarquable par la méthode, la clarté et l’esprit d’observation. Adam Smith avait découvert sans doute les vérités fondamentales de la science, à peine entrevues par les physiocrates du 18e siècle ; il les avait démontrées d’une manière admirable ; mais son livre immortel avait besoin d’être mis à la portée de toutes les intelligences et au service de toutes les nations. Quelques démonstrations essentielles y manquaient ; des faits très-importants n’étaient pas à leur place. J.-B. Say a remis tout en ordre, créé la nomenclature, rectifié les définitions et donné à la science une base solide en même temps que des limites régulières. L’économie politique n’est à ses yeux que l’exposé des lois qui régissent la production, la distribution et la consommation des richesses. Les richesses se produisent au moyen des trois grandes branches qui résument tous les travaux matériels : l’agriculture, l’industrie et le commerce. Les capitaux et les fonds de terre sont les principaux instruments de la production. Le travail de l’homme, combiné avec celui de la nature et des machines, donne la vie à tout cet ensemble de ressources qui composent le fonds commun des sociétés. Mais ce qui assure une renommée durable à J.-B. Say, ce sont les démonstrations neuves et irrésistibles dont il a appuyé sa théorie des débouchés. Cette théorie, fondée sur l’observation scrupuleuse des faits, a prouvé que les nations ne payaient les produits qu’avec des produits, et que toute loi qui leur défend d’acheter les empêche de vendre. Tous les peuples sont donc solidaires dans la bonne comme dans la mauvaise fortune ; les guerres sont des folies qui ruinent même le vainqueur, et déjà l’on peut juger ; par la sollicitude des gouvernements à cet égard, que les principes de J.-B. Say ont pénétré dans les conseils des rois. Il a démontré comme une vérité mathématique et pratique ce qui ne paraissait qu’une utopie philosophique ; il a convié toutes les nations aux douceurs de la paix par l’attrait de leur intérêt personnel. On peut juger si cette publication dut paraître intempestive à l’époque des guerres acharnées qui désolaient toute l’Europe, J.-B. Say prêchait la liberté du commerce en présence du blocus continental, l’allégement des taxes en regard de l’exagération croissante des droits réunis, l’économie des capitaux au centre du plus effroyable gaspillage dont le monde ait été témoin. Combien tous ces événements donnaient raison à ses doctrines ! et combien il devait gémir de voir la banqueroute devenue deux fois, en moins de dix ans, une arme de guerre et comme un moyen de gouvernement ! Pour comble d’amertume, les événements qui offensaient si profondément ses opinions économiques ne menaçaient pas moins sa position manufacturière ; l’excès des droits sur les matières premières, les prohibitions, les confiscations rendaient son industrie périlleuse, et il la céda tout entière à un associé pour revenir à Paris vers la fin de 1812. Le souvenir de ce temps douloureux ne s’effaça jamais entièrement de sa mémoire et lui dicta plus tard quelques paroles passionnées, les seules qui déparent la sévère impartialité de ses écrits. Il ne voulut voir dans l’empereur qu’un grand dissipateur de capitaux, qu’un inflexible consommateur d’hommes. Vers la fin de sa vie, l’âge même n’avait pas apaisé ce farouche ressentiment. Aussi le vit-on applaudir à la chute de l’empire, sans être attaché à la restauration, qui ne tarda point à tromper ses espérances. Il profita néanmoins des libertés de 1814 pour donner une seconde édition de son Traité, très-supérieure à la première et bien mieux accueillie. La paix ouvrait alors une carrière nouvelle à l’économie politique. Les mers, longtemps fermées, étaient redevenues libres ; l’Angleterre,