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chen, qui, pendant son séjour à Paris, suivit St-Germain avec une grande curiosité, atteste dans ses mémoires inédits que cet homme singulier lui montra une quantité de pierreries et de diamants si prodigieuse qu’il crut voir les trésors de la Lampe merveilleuse. « J’ose me vanter, continue-t-il, de me connaître en bijoux ; et je puis assurer que l’œil ne pouvait rien découvrir qui fit même douter de la fausseté de ces pierres. » Il possédait une douzaine de tableaux, entre autres une Sainte-Famille de Morillos, lesquels frappaient les amateurs par un air de singularité qui les rendaient plus intéressants que bien des morceaux du premier ordre. Il ne les faisait voir qu’avec une sorte de mystère, et seulement à des personnes auxquelles il daignait reconnaître le droit de parler de peinture. Il se piquait d’être grand connaisseur en cet art et prétendait avoir tellement approfondi la musique qu’il lui avait fallu l’abandonner, ne pouvant aller au-delà. Jamais charlatan ne posséda mieux le talent de se faire des adeptes. Il affectait avec les personnages les plus considérables et les plus instruits un ton de supériorité dédaigneuse qui lui réussissait presque toujours. Le baron de Gleichen nous le montre dans une maison où ce charlatan était reçu avec familiarité : il jetait, en entrant, son chapeau et son épée sur le lit de la maîtresse du logis, se plaçait dans un fauteuil près du feu et interrompait la conversation en disant à la personne qui parlait : « Vous ne savez ce que vous dites. Il n’y a que moi qui puisse parler sur cette matière. » Il faisait avec la même impudence la cour à l’une des filles de la maison. Nul ne savait mieux que lui proportionner le merveilleux de ses contes au degré d’esprit ou de simplicité de ses auditeurs. Quand il racontait devant un homme disposé à tout croire un fait du temps de Charles-Quint, il lui confiait tout crûment qu’il en avait été témoin ; mais quand il parlait à quelqu’un de moins crédule, il se contentait de peindre toutes les circonstances, les mines des interlocuteurs, jusqu’à la chambre et la place qu’ils occupaient, avec des détails et une vivacité tels que l’on s’imaginait entendre un homme qui avait été présent à tout cela. Quelquefois, en rapportant un discours de François Ier ou de Henri VIII, il feignait une distraction et disait : « Le roi se tourna vers moi ; » mais soudain il se reprenait et continuait avec la précipitation d’un homme qui se trompe : « vers le duc un tel. » Voltaire, dans sa correspondance avec le roi de Prusse, dit que le comte de St-Germain, qu’il appelle un conte pour rire, prétendait avoir soupé avec les Pères du concile de Trente. « Ces bêtes de Parisiens, disait-il un jour au baron de Gleichen, croient que j’ai cinq cents ans ; et je les confirme dans cette idée, puisque je vois que cela leur fait tant de plaisir : ce n’est pas que je ne sois infiniment plus âgé que je ne parais. » Mais la crédulité des Parisiens alla jusqu’à en faire un contemporain de Jésus-Christ, un des convives des noces de Cana, enfin un homme qui avait plus de deux mille ans. Voici l’origine de ce conte. Il y avait à Paris un individu qu’on appelait lord Gower, à cause de son talent pour contrefaire les Anglais. Des plaisants le menèrent dans plusieurs sociétés du Marais, où il se donna sans façon pour le comte de St-Germain. Trouvant dans ses auditeurs une crédulité à toute épreuve, il parlait de Jésus-Christ avec la plus grande familiarité, comme s’il avait été son ami. « Je l’ai connu intimement, disait-il ; c’était le meilleur homme du monde, mais il était romanesque et inconsidéré. Je lui ai souvent prédit qu’il finirait mal. » C’est cette absurde facétie qui valut à.St-Germain le renom de posséder un élixir qui rendait immortel (voy. Cagliostro). Il était d’une taille moyenne, très-robuste, vêtu avec une simplicité magnifique et recherchée. Il affectait une grande sobriété, ne buvait jamais en mangeant, se purgeait avec des follicules de séné qu’il arrangeait lui-même ; et c’était le régime qu’il conseillait à ses amis quand ils le consultaient sur le moyen de vivre longtemps. Gleichen, qui suivit cette manière de vivre, ne put cependant s’empêcher de mourir à soixante-treize ans. Le même, dans ses mémoires, raconte que St-Germain fréquentait la maison du duc de Choiseul et y était bien reçu. Cependant ce ministre fit contre lui une violente sortie, parce que sa femme pratiquait son régime. « Je vous défends, lui dit-il, de suivre les folies d’un homme aussi équivoque. » Un des assistants demandait à Choiseul s’il était vrai que le gouvernement ignorât l’origine d’un homme qui vivait en France sur un pied aussi distingué. — « Sans doute nous la savons, répliqua le duc ; c’est le fils d’un juif portugais[1], qui trompe la crédulité de la ville et de la cour. Il est étrange qu’on permette que le roi soit souvent presque seul avec cet homme, tandis qu’il ne sort jamais qu’environné de gardes, comme si tout était rempli d’assassins. » Voilà ce que jusqu’ici on a imprimé de plus positif sur ce comte de St-Germain, qui fut le précurseur du fameux Cagliostro ; mais comme il ne s’est pas, a l’exemple de ce dernier, trouvé mêlé à quelque

  1. Vers 1780, le bruit public, en Hollande, faisait St-Germain fils d’un juif de Bordeaux et d’une princesse étrangère. C’est ce que rapporte Groslay, qui n’avait pas vu cet aventurier, mais qui recueillit sur son compte d’autres particularités, d’après un M. de l’Épine Danican, qui avait tiré du prétendu comte de St-Germain de bonnes instructions métallurgiques pour connaître et mettre en valeur les mines de Bretagne. Ce Danican identifiait St-Germain avec un inconnu de bonne mine enfermé à temps (en 1767) au bagne de Brest, où Grosley le vit encore en 1716. Grosley, qui ne paraît pas croire à cette identité, rapporte qu’en 1761, St-Germain menait le plus grand train en Hollande, où il se donnait soixante-quatorze ans, quoiqu’il parût n’en avoir qu’environ cinquante (ce qui reporterait sa naissance vers 1710 : il donne sur ce singulier personnage d’autres détails beaucoup plus étranges, d’après un article de London Chronicle, du 3 juin 1760, article qu’il croit avoir été fourni au gazetier par St-Germain lui-même. (Œuvres inédites de Groslay, 1818, in-8°, t. 3, p. 324-333.)