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il prit rarement la parole devant cette assemblée. Il y acquit pourtant l’influente que lui donnaient sa grande autorité personnelle et son sens judicieux, et, dans quelques circonstances, il porta à la tribune les mêmes idées économiques qu’il avait exposées comme professeur. Ses rapports, relatifs à la loi sur les sucres, sur le régime financier des colonies et sur plusieurs mesures d’ordre civil et d’intérêt matériel, sont remarquables de clarté et de précision. Son rapport particulièrement sur le projet de loi portant prorogation du privilége conféré à la banque de France, en 1840, est digne d’attention, non pas que les vues n’en paraissent contestables à des hommes très-compétents qui, tant en Angleterre qu’en France, se sont occupés de la matière du crédit. Rossi évince d’une manière trop absolue et trop sommaire le principe de la concurrence en matière de banques. « Autant, dit-il, vaudrait permettre au premier venu d’établir au milieu de nos cités des débits de poison, des fabriques de poudre à canon. La libre concurrence en matière de banques n’est pas le perfectionnement, la maturité du crédit ; elle en est l’enfance, ou, si l’on veut la décrépitude. » Les banques d’Écosse, les banques même des États-Unis, quoi qu’en en ait dit, ne justifient pas, selon de respectables autorités, une condamnation si violente. Robert Peel lui-même n’est jamais allé aussi loin en réclamant la réglementation des banques de la Grande-Bretagne en 1844. La liberté des banques a produit en Écosse et en Amérique un bien que n’eût point procuré le privilége. Quant aux crises commerciales, le privilége en a-t-il garanti les États ? Bien loin de voir une décrépitude dans un régime de banques libres, régime qui n’exclurait pas de grandes banques centrales, beaucoup se demandent s’il ne faudra pas y reconnaître un progrès toutes les fois que la maturité économique des peuples permettra de faire de nouveaux pas dans un système plus libéral. — L’année 1846 vit Rossi mêlé aux éclatantes discussions qui s’élevèrent au sein de la chambre des pairs, cette fois vivement passionnée, sur la liberté de l’enseignement. Il y adopta une position mixte entre ceux qui refusaient à cette liberté une part selon lui nécessaire, et les fougueux amis du clergé qui rêvaient à son profit la destruction de l’université. Peu de temps après, il entrait dans une phase nouvelle et dernière de son existence politique. Sa finesse, sa clairvoyante sagacité, son habitude des affaires extérieures, auxquelles il restait mêlé en prenant part aux travaux du comité du contentieux établi auprès du ministère des affaires étrangères, enfin deux missions confidentielles remplies en Suisse et en Italie, semblaient le désigner aux emplois élevés de la diplomatie. L’estime du roi Louis-Philippe et l’amitié de M. Guizot lui firent confier le poste de ministre plénipotentiaire à Rome en 1845. Sa mission était fort délicate. Il s’agissait de demander au vieux pape Grégoire XVI la suppression de la société des jésuites qui divisaient la Suisse et agitaient de nouveau la France. Ce ne fut qu’à force de calme patient, d’adresse insinuante, de persuasive et ferme autorité, que Rossi put enfin faire agréer sa personne par ceux qui refusaient de le reconnaître, et triompher sa mission par ceux qui la détestaient. Son ascendant était grand à Rome quand mourut le pontife honnête et pieux, mais imprudent et peu capable, duquel les États romains n’avaient pu obtenir aucun pas fait vers la régularité de l’administration et l’indépendance de la justice. L’influence de Rossi et de la France devait s’exercer d’une manière sensible et décisive sur l’élection de son successeur. Lorsque les cardinaux furent réunis en conclave, il les visita un à un dans leurs cellules, leur faisant entendre les mêmes conseils de sagesse et de prévoyance. Le cardinal Mastai élu, grâce à la France, monta sur le trône pontifical sous le nom de Pie IX. L’amnistie fut l’exorde de ce pontificat appelé à tant d’orages, et Rossi devint le conseiller écouté, mais incomplètement et toujours un peu tard, du pontife bien intentionné. M. Mignet, dans la notice qu’il a consacrée à Rossi, comme secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences morales et politiques, a dépeint cette situation réciproque du pontife romain et du libéral ambassadeur dans des termes dont l’expressive et piquante justesse devait survivre à l’époque à laquelle is s’appliquent[1]. « Généreux, mais lent, dit M. Mignet ; sensible aux acclamations reconnaissantes de ses peuples et à l’enthousiasme respectueux du monde, mais retenu par les scrupules que lui suggéraient les défenseurs immobiles du pontificat absolu ; heureux des droits qu’il concédait, mais effrayé des attentes qu’il faisait naître, le régénérateur un peu irrésolu des États romains fut conduit successivement à accorder la formation des gardes civiques et des administrations municipales, la réunion des délégués provinciaux à Rome, l’introduction des laïques dans le conseil réorganisé des ministres et l’établissement d’une consulte d’État auprès du saint siége. Placé entre les résistances du parti rétrograde, qui retardait les concessions sans les empêcher, et les exigences du parti révolutionnaire, qui les obtenait sans s’y arrêter, il n’avait pas su, comme le lui conseillait habilement M. Rossi, opérer les réformes nécessaires avec décision, les circonscrire avec fermeté et former un parti moyen qui, satisfait à de ses nouveaux droits, l’aidât à gouverner avec modération et avec justice. » En lisant la correspondance de Rossi, on est frappé de la vigueur de son esprit, de la libéralité de ses

  1. Notices et portraits historiques et littéraires, t. 8.