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questions ; au 10e, et même au 9e siècle, l’Organum d’Aristote était connu dans la traduction de Boëce[1]. Le problème posé par Porphyre avait déjà excité l’attention, et la solution favorable à l’opinion nominaliste prévalait généralement, mais non point tellement qu’il ne s’élevât à côté d’elle une opinion différente qui, sans être accréditée, avait toutefois aussi ses partisans. Roscelin vint. par son enseignement, donner une nouvelle précision au système nominaliste. Cette discussion, qui remontait à l’antiquité, partagée entre Platon, idéaliste, assignant aux idées une existence réelle, et Aristote, génie plus essentiellement positif, partisan de la doctrine des sens et repoussant celle du chef de l’académie, cette discussion se réveilla avec une force nouvelle. Roscelin, examinant avec plus de hardiesse et analysant le problème que Porphyre avait laissé indécis dans son commentaire sur les catégories d’Aristote, se dit : Non, les genres et les espèces ne sont pas des réalités, ce sont seulement des mots qui expriment des abstractions. Nous ne percevons que par les sens, nous ne connaissons que par eux ; ce qu’il nous font connaître est réel, ce qu’ils ne nous montrent pas n’a point de véritable existence : nous voyons un individu, un homme, nous ne voyons, ni n’entendons, ni ne touchons une collection d’individus, l’humanité par exemple. Les qualités sont, comme les idées générales, des abstractions, des fictions de notre esprit ; nous voyons un corps coloré, mais nos sens ne nous apprennent rien de la couleur. En conséquence, l’universel n’est pas ; l’individu seul existe. Tel dut être, si nous en croyons les témoignages le plus dignes de foi, le fond de l’enseignement philosophique de Roscelin ; mais une fois acceptant un tel point de départ, il était naturel que la logique dut l’entraîner plus loin. Roscelin ne se borna pas à explorer en savant le domaine de la philosophie et de la métaphysique, il se transporta dans le champ de la théologie. La théologie était la grande affaire du moment ; elle occupait tous les esprits ; elle était l’aliment de toutes les intelligences. Roscelin chercha à y appliquer ses théories. Voulant expliquer les mystères de la foi chrétienne, il les renversa. Nous manquons malheureusement de documents certains pour nous rendre compte de la nature exacte de cette querelle religieuse ; toutefois, il nous en reste encore assez pour nous éclairer ; nous avons la réfutation des opinions de Roscelin par St-Anselme dans le De fide Trinitaria, et une lettre d’Abélard à l’évêque de Paris sur la doctrine du chanoine de Compiègne. Voici quelques mots de l’Histoire ecclésiastique de Fleury, écrivain impartial, qui résument assez exactement le débat : à Vers le même temps, « Renauld, archevêque de Reims, tint un concile à Compiègne, où fut condamnée l’erreur de Roscelin, docteur fameux, mais qui savait plus de dialectique que de théologie. Il disait que les trois personnes divines étaient trois choses séparées, comme trois anges ; en sorte, toutefois, qu’elles n’avaient qu’une volonté et qu’une puissance. Autrement il aurait fallu dire, selon lui, que le Père et le St-Esprit « s’étaient incarnés. Il ajoutait que l’on pourrait ii dire véritablement que c’étaient trois dieux, si « l’usage le permettait. Il disait, pour s’autoriser, « que Lanfranc, archevêque de Cantorbéry, avait « été de cette opinion, et que c’était encore celle « d’Anselme, abbé du Bec[2]. » La force des choses devait nécessairement entraîner Roscelin dans de pareilles conséquences ; car puisque, suivant lui, les idées générales n’élaient rien, puisque l’individu seul existait, tout ce qui n’était pas individu ne devait avoir pour lui aucune existence réelle. Roscelin devait donc se refuser à admettre que les trois personnes de la Trinité fussent autre chose que trois dieux et jamais un seul Dieu ; car, suivant lui, les parties, les qualités, les rapports ne sont rien quant à leur relation avec la substance : donc trois dieux faisant partie chacun d’un tout universel sont impossibles ; cet universel lui-même est impossible ; les rapports qui unissent entre eux les trois personnes ne sont pas ; il n’y a qu’un Dieu où il y en a trois ; s’il n’y en a qu’un, il existe en une seule personne ; s’il y en a trois, ce sont trois personnes séparées[3]. Ce fut vers 1089 que la doctrine de Roscelin commença à s’ébruiter ; St-Anselme en entendit parler et s’occupa de la réfuter ; Renauld, archevêque de Reims, convoqua un concile destiné à arrêter les progrès de cette nouvelle hérésie ; ce concile eut lieu à Soissons en 1092. L’erreur de Roscelin y fut solennellement condamnée ; en vain il essaya de s’autoriser d’opinions semblables qu’il attribua à Lanfranc, archevêque de Cantorbéry, et à St-Anselme, abbé du Bec. St-Anselme désavoua un pareil sentiment dans une lettre à Foulques, évêque de Beauvais, qui avait été son disciple ; dans la même lettre, il défendit aussi la mémoire de Lanfranc, injustement accusé par le novateur. Roscelin fut contraint d’abjurer ; mais il désavoua ensuite son abjuration, disant qu’il avait cédé à la crainte d’être lapidé par le peuple. Yves de Chartres lui fit des reproches de ce désaveu et l’exhorta à revenir de bonne foi au sentiment de l’Église. Forcé de quitter la France, où sa doctrine était devenue publique, le chanoine de Compiègne se réfugia en Angleterre. Là il continua à répandre ses opinions en secret, et ce fut alors que St-Anselme se décida à publier son traité contre lui ; mais ni sa première con-

  1. Cousin, Introduction aux œuvres inédites d’Abélard, p. 76.
  2. Fleury, Hist. eccles., liv. 64. § 4.
  3. Rousselot, Étude : sur la philosophie pendant le moyen âge, t. 1er p. 156. — Cousin, Introduction aux œuvres inédites d’Abélard, 1836, in-4° ; Hist. litt., t. 9, p. 360.