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tiennes au 6e siècle. Il avait, dans ses vastes travaux, entrepris de traduire les œuvres de Platon et d’Aristote ; il n’exécuta pas cette tâche presque impossible ; mais, sans la version accompagnéede commentaires qu’il entreprit et qu’il exécuta de la Logique d’Aristote, nous eussions sans doute totalement perdu l’Organum du chef du péripatétisme. Boëce, par ce service rendu à la science, put être le lien intermédiaire entre l’antiquité et le christianisme ; il dut à sa qualité de philosophe chrétien et martyr la faveur d’être longtemps étudié dans le moyen âge. Outre ses travaux sur Aristote, il avait aussi commenté l’introduction de Porphyre aux fameuses catégories d’Aristote, ouvrage élémentaire composé par le philosophe alexandrin pour servir de manuel à l’étude de la logique, qui formait alors une part si essentielle de l’enseignement de la philosophie. Porphyre avait donné, sous le nom δ εισαγωγη, que l’on a traduit si barbarement par le mot d’Isagoge, une introduction aux catégories d’Aristote qui servit de base à la logique du moyen âge et enfanta de longues querelles de mots. Porphyre, élève de Plotin, avait enseigné dans le 3e siècle ; il avait travaillé à compléter la doctrine de son maître ; lui-même et Amelius, qui avait écrit cent volumes sur la philosophie de Plotin, occupaient le premier rang parmi les disciples de ce chef d’école. Or, cette introduction de Porphyre contenait une phrase dont le rôle, dans la scolastique du moyen âge, est plus étendu qu’on ne pourrait le supposer d’abord ; elle renfermait à elle seule le germe de la discussion dont Roscelin se fit le principal interprète. Voici cette phrase de Porphyre telle que Boëce l’a rendue en latin, et dont nous donnons ici la traduction. « Chrysaore, puisqu’il est nécessaire, pour comprendre la doctrine des catégories d’Aristote, de savoir ce que c’est que le genre, la différence, l’espèce, le propre et›l’accident, et puisque cette connaissance est utile pour la définition, et en général pour la division et la démonstration, je vais essayer, dans un abrégé succinct et en forme d’introduction, de parcourir ce que nos devanciers ont dit à cet égard, s’abstenant des questions trop profondes et m’arrêtant même assez peu sur les plus faciles. Par exemple, « je ne rechercherai point si les genres ou les espèces existent par eux-mêmes ou seulement dans l’intelligence, ni dans le cas où ils existeraient par eux-mêmes, s’ils sont corporels ou incorporels, ni s’ils existent séparés des objets sensibles ou dans ces objets et en faisant partie. » Ce problème est trop difficile et demanderait des recherches plus étendues. Je me bornerai à indiquer ce que les anciens, et surtout le plus grand nombre des péripatéticiens, ont dit de plus raisonnable sur ce point et sur les précédents[1]. » On retrouve ici la scission que nous fait connaître l’antiquité entre le platonisme et l’aristotélisme ; car Platon, qui professa la doctrine que les idées sont l’essence même des choses, est réaliste ; et Aristote, qui pense que les idées générales, et par conséquent les genres et les espèces, sont de simples conceptions de l’esprit, est nominaliste. Cette querelle, soulevée par un problème déjà si ancien dans l’histoire de la philosophie, fut renouvelée dans l’école d’Alexandrie au 4e siècle par Proclus et Damascius ; et, ainsi conservée dans le résumé que nous en donne la phrase de Porphyre, elle fut de nouveau commentée par Boëce. Ces commentaires, précieux d’ailleurs pour les écoles de philosophie où l’on ne possédait point en grec les œuvres du père du péripatétisme, au lieu d’éclairer la question, y jetèrent une confusion nouvelle. Celui de Boëce détourna les choses de leur véritable acception ; il apprit à interpréter les idées de Porphyre de deux manières différentes, tantôt suivant le système d’Aristote et tantôt suivant celui de Platon, donnant ainsi, par une double interprétation, une double solution de la question controversée. Toutefois, Boëce penchait pour l’opinion qui refusait la réalité aux idées générales. Il n’avait d’ailleurs pas compris cette question comme Porphyre ; il avait converti la question de la réalité des genres et des espèces en une autre, celle de savoir si les cinq termes appelés universaux, c’est-à-dire le genre, l’espèce, la différence, le propre et l’accident, étaient eux-mêmes des réalités, déplaçant ainsi totalement la discussion et mettant en doute ce qui ne pouvait l’être en aucune manière. Porphyre se demandait si une idée générale, telle que celle d’humanité ou de sagesse, avait une existence réelle par elle-même, ou si l’individu appelé homme ou l’être qualifié de sage existe seul ; Boëce, s’éloignant du véritable sens de ce problème d’ontologie, chercha s’il ne fallait pas réaliser les cinq termes ; penchant tantôt vers le platonisme, c’est-à-dire un idéalisme exalté, tantôt vers l’aristotélisme, c’est-à-dire la prédominance du système de l’individualité, il donna lieu à un double inconvénient, dont le premier était de réaliser toutes les abstractions en se jetant dans l’excès du réalisme, ou bien, si l’on rangeait les cinq universaux, le genre, l’espèce, la différence, le propre, l’accident, parmi les notions abstraites, de confondre avec les abstractions du langage les idées générales de genre et d’espèce qui pourraient n’être pas simplement des mots et avoir une existence par eux-mêmes, et de tomber ainsi dans un nominalisme universel. Tel était l’état de la discussion au moment où Roscelin arriva sur la scène, et c’est là aussi que nous recommencerons à le suivre à notre tour. Déjà, au 10e siècle, plusieurs esprits distingués avaient étudié ces difficiles

  1. Cousin, Œuvres inédites d’Abélard pour servir à l’Histoire de la philosophie scolastique en France, 1836, in-4°, Introduction, p. 60-61.