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est pis encore, de les montrer dans la plus complète nudité, sous le prétexte d’imiter en cela les traditions de l’antiquité. Ce manque de convenance, exorbitant déjà, est pourtant dépassé chez une grande nation ; croyant glorifier un de ses héros, notre contemporain, elle n’a pas craint de faire couler en bronze un des colosses de Monte-Cavallo, se bornant à surmonter ce surmoulage d’un buste à l’effigie de Wellington. Singulier spectacle en plein 19e siècle, rendu plus choquant par l’idée incroyable de représenter nu, de son vivant, un illustre personnage, et cela de la part d’un peuple qui affiche pour tout ce qui touche les mœurs et la décence une susceptibilité devenue proverbiale. C’est donc bien à Christian Rauch que revient l’honneur d’avoir ramené dans son pays le goût du naturel, du vrai, du convenable, en sachant parer toutefois, par une judicieuse habileté, à tout ce que notre costume moderne présente de peu favorable à la plastique. Doué d’un génie fécond et d’une activité infatigable, Ranch, de 1819 à 1824, a produit plus de soixante-dix statues et environ autant de bustes et de bas-reliefs, et ces œuvres sont toutes empreintes d’un talent supérieur. Nous nous bornerons à rappeler les statues des généraux Scharnhorst, de Bulow, ainsi que celle de Blücher (à Breslau), et la statue équestre d’Alexandre Ier à St-Pétersbourg. Ranch, en 1826, revint sur un sujet qu’il avait précédemment traité ; il chercha à rappeler avec un caractère plus accentué la victoire de Blücher. Cette fois, il donna à son œuvre des proportions colossales. Il représenta son héros, l’épée à la main, au moment de l’action, entraînant toute son armée sur ses pas. Les plis du manteau dont il est enveloppé semblent agités par la tempête, symbole de la terrible bataille qui s’apprête. Sur le piédestal sont deux lions, l’un est endormi, l’autre s’élance sur sa proie. Allusion heureuse et dont le sens n’échappera à personne. Cette statue est près du palais à Berlin. Vers cette époque, le roi de Bavière Ludwig, commanda à Christian Rauch pour la ville de Munich la statue colossale en bronze du roi Maximilien son père, et six autres statues également colossales, en marbre, représentant des victoires pour le Walallah de Ratisbonne[1], ce temple érigé à toutes les gloires de l’Allemagne. Ces figures, du style le plus noble, peuvent soutenir dignement la comparaison avec ce que la statuaire antique nous a légué de plus beau en ce genre. On voit aussi des œuvres de Christian Ranch à la glyptothèque de Munich. À la suite de ces travaux, il exécuta la statue de Luther pour la ville de Wittemberg ; celle de Kant pour ville de Kœnigsberg, et ce fut avec un sentiment tout particulier de vénération qu’il fit celle d’Albert Durer, dont est justement fière Nuremberg, ville natale du grand peintre de l’Allemagne. Artiste infatigable, Ranch exécuta peu de temps après la statue de Frédéric I pour Gumbinnen, et, pour la cathédrale de Posen, celles des fondateurs de la royauté polonaise Boleslas et Miégislas. Nous mentionnerons comme une preuve de la variété et de la flexibilité du génie de Rauch une œuvre dont la grâce est touchante, nous voulons parler du mausolée de la petite princesse Elisabeth de Hesse-Darmstadt, morte à l’âge de six ans. La charmante enfant, endormie du sommeil éternel, tient d’une main une couronne à demi tressée et dans l’autre des fleurs. Il règne dans cette composition une poésie, une délicatesse de sentiment qui en font une des plus ravissantes productions de l’habile statuaire. Christian Rauch se voyait arrivé à l’apogée de la gloire et de la réputation, son caractère n’en conserva pas moins une simplicité inaltérable. Comme Socrate, en effet, il pensait que ce que nous apprenons chaque jour nous révèle ce qu’il nous reste à acquérir dans la connaissance de la vérité des choses de la vie. Un jour que ses amis lui vantaient le monument de la reine Louise à Charlottenbourg, auquel il avait dû sa renommée vingt ans auparavant : « C’est vrai, dit-il, ce n’était pas mal pour un débutant, mais j’avais toujours conservé l’espérance de mieux faire un jour ; » puis, il conduisit ses amis dans un atelier dont seul il possédait la clef. Quel ne fut pas leur étonnement, en se trouvant en présence d’une statue de la reine, bien supérieure sous tous les rapports, à celle qu’ils venaient de louer si sincèrement ; « voilà, ajouta Ranch, le présent « que je vais supplier le roi de daigner accepter a comme témoignage de mon éternelle gratitude envers la reine ma bienfaitrice. » Touché d’une si rare élévation de sentiments, le roi Guillaume accepta le cadeau que lui faisait le grand artiste et il ordonna que la statue fût immédiatement placée à Postdam. Rauch partageait naturellement l’admiration générale pour le Moïse de Michel-Ange ; seulement, il admirait en grand artiste, appréciant vivement les vraies beautés de cette œuvre et ne se dissimulant pas les imperfections qu’elle pouvait présenter. Sous l’influence de cette préoccupation qui le dominait depuis longtemps, il se décida à aborder un sujet qui offrait un vaste champ à sa prédilection pour le grandiose du caractère et le sublime de la pensée. Moïse soutenu par Aaron et Hur, tandis que, les bras étendus sur les guerriers d’Israël, il les bénit incessamment jusqu’à leur complète victoire sur les Amalécites ; tel fut le groupe qu’il entreprit d’exécuter. Il se flattait intérieurement de ne pas rester trop au-dessous de son illustre prédécesseur. Déjà l’œuvre commençait à promettre de rares qualités ; l’artiste, puisant dans le sentiment intime de ses propres forces, un courage incessant, se livrait avec ardeur à cette œuvre, lorsque survint un ordre du roi Frédéric-Guil-

  1. Ce monument est une des plus belles conceptions du baron de Klaus, architecte du roi de Bavière.