Page:Michaud - Biographie universelle ancienne et moderne - 1843 - Tome 32.djvu/419

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

intendant l’homme nécessaire. On surprit un de ses billets, par lequel il conseillait à Fouquet de ne se défaire jamais de sa charge de procureur général. Louis XIV, en étant informé, s’écria que le commis en savait plus que le maître. Dans l’espoir de profiter de quelques paroles échappées par imprudence, on mit Pellisson en présence d’un Allemand grossier, réputé prisonnier comme lui, mais destiné réellement à épier ses discours. Pellisson le devine, met dans ses intérêts ce méprisable agent : par son moyen il correspond régulièrement avec mademoiselle de Scudéri, en même temps qu’il compose, pour la défense de Fouquet trois mémoires qui sont restés son chef-d’œuvre. L’apparition de cette éloquente apologie irrita de plus en plus Louis XIV. L’ordre fut donné de traiter le prisonnier avec la dernière rigueur : on lui interdit l’encre et le papier ; on ne laissa plus à sa disposition que les ouvrages des Pères de l’Église et quelques livres de controverse. L’idée lui vint d’écrire sur les marges des livres qu’on lui prêtait avec le plomb des vitres, ou avec une encre formée de croûtes de pain brûlé, qu’il faisait délayer dans quelques gouttes du vin qu’on lui servait. C’était le seul moyen qu’il eût de traduire sa pensée. La société d’un Basque stupide et les sons monotones d’une musette lui offraient une faible distraction contre l’ennui de la solitude. Pellisson sut se procurer un nouvel hôte. Il aperçut une araignée qui tendait sa toile dans un soupirail par lequel sa prison recevait le jour, et résolut de l’apprivoiser. Pendant que le Basque jouait de son instrument, il plaçait des mouches sur le bord du soupirail : l’insecte invité s’enhardit à venir chercher cette proie. Pellisson éloigna insensiblement l’appât du gîte de l’araignée ; et, au bout de quelques mois, elle se familiarisa tellement avec le son de la musette, qu’elle partait au signal et courait saisir une mouche à l’extrémité de la chambre, et jusque sur les genoux du prisonnier [1]. D’autres consolations pénétrèrent dans sa triste demeure. Les applaudissements que le public donnait à sa conduite venaient le fortifier contre les chagrins de sa situation. L’intérêt qu’inspirait la haute infortune de Fouquet se réfléchissait sur son confident courageux et persécuté. Aussitôt que Pellisson cessa d’être sous le poids du secret, Montausier, les ducs de St-Aignan, de la Feuillade, et d’autres personnages d’un rang illustre s’empressèrent de le visiter. Les gens de lettres lui transmirent les témoignages de leur estime. Tanneguy Lefèvre lui dédia son Lucrèce et sa traduction du traité de Plutarque sur la superstition. De nouveaux amis joignirent leurs efforts aux sollicitations de ceux auxquels il était cher depuis longtemps, et leurs démarches persévérantes lui obtinrent enfin sa liberté. Louis XIV, revenu de ses préventions et ne se souvenant plus que de la capacité qu’il avait reconnue dans l’ami de Fouquet, désira lui rouvrir la carrière administrative. On a même assuré qu’instruit des dispositions que manifestait Pellisson d’embrasser la foi catholique, il lui fit pressentir, comme une récompense de son retour à l’Église, l’honneur d’être nommé précepteur du Dauphin. Pellisson conservait encore des doutes ; il voulut s’éclairer davantage, et ne se détermina qu’on 1670 à changer de religion. Les créatures des ministres qui s’étaient réjouis de la disgrâce de Fouquet ne pardonnèrent point à Pellisson son généreux dévouement. Madame de Maintenon elle-même, pour laquelle il s’était employé à obtenir une pension de cinq cents écus, dans un temps où, épouse résignée du fameux cul-de-jatte, elle n’était pas à l’abri de la misère ; madame de Maintenon ne montra jamais aucune bonne volonté pour lui ; aussi termine-t-il une lettre qu’il lui adresse par cette formule : Votre très-oublié serviteur. Pellisson était demeuré cinq ans à la Bastille, et y avait sacrifié cinquante-quatre mille francs de sa fortune. Il consacra le souvenir de sa délivrance en brisant tous les ans à pareille époque les fers de quelques malheureux. Louis XIV voulut qu’il l’accompagnât dans sa première expédition en Franche-Comté. Pellisson écrivit la relation de cette rapide conquête ; et le roi en fut si content, qu’il choisit l’auteur pour rédiger l’histoire de son règne, et lui assigna une pension de six mille francs. Une seule considération, l’attachement de l’heureux historiographe à la communion protestante, pouvait nuire à son crédit dans l’esprit du monarque : il la fit disparaître en abjurant entre les mains de Gilbert de Choiseul, évêque de Comminges, élevé depuis au siège épiscopal de Tournai. Ceux dont il abandonnait la cause et les ennemis de sa prompte fortune attribuèrent son changement à des vues ambitieuses ; mais la candeur et le zèle du nouveau converti doivent faire pencher vers l’opinion de sa bonne foi. Lorsqu’il marchait encore sous la bannière de Calvin, il avait montré, en fondant à Pézénas un service annuel en mémoire du poëte Sarrazin son ami, qu’il ne tenait plus que faiblement aux préjugés de son éducation. Peu de temps après il fut ordonné sous-diacre, et pourvu de l’abbaye de Gimont et du prieuré de St-Orens, deux bénéfices situés dans le diocèse d’Auch, et produisant ensemble quatorze mille livres de revenu. Pellisson devint successivement économe du clergé de St-Germain des Prés et de St-Denis. Le roi, ayant consacré le tiers du produit des économats à la conversion des hérétiques, lui confia l’administration de cette caisse. Organiser des bureaux de prosélytisme, inviter les évêques à faire leur cour au monarque en lui envoyant des listes nombreuses de convertis, faciliter ce résultat par des indemnités pécuniaires en faveur des

  1. Ce fait, embelli par Delille, forme un épisode du sixième chant de l’Imagination.