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prenait les préjugés d’une manière aussi large que son ami, se persuada que la révolution les avait anéantis sans retour. Il publia en 1790 une adresse à l’assemblée nationale sur la liberté des opinions et celle de la presse. Il y taxait de pusillanimes ses confrères en philosophie, lui qui n’avait jamais affronté la Bastille et qui avait pris de grandes précautions pour assurer à ses livres la clandestinité. Il y insistait sur la nécessité d’écarter toute idée de religion dans une déclaration des droits de l’homme, et il réclamait la faculté indéfinie d’énoncer sa pensée. L’auteur exhalait une haine brutale contre les prêtres, et avait visé à la vigueur du raisonnement, par cette brochure qui fut louée dans le Mercure, par Chamfort, mais qu’un esprit plus sain, Morellet, a réduite à sa juste valeur dans la seconde partie de ses Mémoires. Naigeon, chargé de l’histoire de la philosophie ancienne et moderne, dans l'Encyclopédie méthodique, s’applaudit d’en pouvoir faire un arsenal d’athéisme. Il poursuivit cette tâche avec une entière franchise, mais l’exécution en fut bien médiocre. On devait s’attendre à une analyse substantielle et animée de tous les systèmes qui avaient fortement occupé l’attentlon des hommes, depuis les traditions des brahmanes et des prêtres d’Egypte, jusqu’aux théories de l’école écossaise et des universités d’Allemagne. Naigeon s’était d’autant plus engagé à se rendre maître de sa matière, qu’il traite dédaigneusement dans son discours préliminaire Brucker, Stanley et Dutens. Cependant il n’a fait, pour la partie ancienne, que reproduire le travail de Diderot, dans la première Encyclopédie, modifier légèrement les articles fournis au même ouvrage par des auteurs moins connus, et y ajouter trois morceaux importants de Roland de Croissy, sur les académiciens, sur la philosophie des Celtes et sur l’idée de Dieu chez les anciens. Dans les articles de philosophie moderne, il transcrit des volumes entiers ; tel est l’article Bacon, où se trouve amendé le précis de Deleyre ; tels sont les articles de Berkley, Condillac, Dumarsais, Fontenelle, Fréret, Hume, Toland, etc. Il faut encore déduire du travail du rédacteur la Notice sur Helvétius, par St-Lambert ; le morceau sur le fétichisme par de Brosses ; les Eloges de d’Alembert, de Buffon, de Pascal, par Condorcet ; l’article de Spinoza et quelques autres. Naigeon parle avec de Clarke, de Ditton, de Cudworth. Selon lui, "Bossuet et les solitaires de Port-Royal, s’ils avaient vécu dans l’antiquité, n’auraient fait que ressusciter les folles subtilités de l’école de Mégare ; Pascal seul aurait pu s’élever aux découvertes d’Archimède : il a été perdu pour les sciences aussitôt que la religion en a fait la conquête. Bacon lui-même, lorsqu’il paye un tribut a de religieuses convenances, n’est plus qu’un enfant qui répète les contes de sa nourrice. Campanella n’avait point assez d’étoffe pour être athée ; on n’imagine pas combien il faut de force de tête, combien il faut avoir observé, comparé, médité, approfondi les sciences, pour atteindre à cette opinion." C’était celle d’un Mathias Knuzen, rêveur allemand, qui ne reconnaissait d’autres lois que la conscience ; Naigeon n’a eu garde de l’omettre dans son Dictionnaire. Il ne connait point, dit-il, ses arguments, mais il présume qu’ils ont fort embarrassé les prêtres, puisqu’ils ne les ont point reproduits dans leurs réfutations. Il s’indigne, dans l’article Vanini, contre l’historien Gramond, qui accuse cet athée d’avoir dissimulé sa doctrine devant ses juges : « Et d’où le sais-tu, bête féroce ? te l’a dit ? » s’écrie-t-il. On croit entendre Diderot se déchaîner contre les détracteurs de Sénèque. Naigeon gourmande Voltaire de n’avoir point analysé les objections de Meslier, en faveur du matérialisme. — Naigeon donna en 1798 sa volumineuse édition de Diderot, et il présida en 1801, avec Fayolle et Bancarel, à celle de J.-J. Rousseau, imprimée par Didot, 20 vol. in-8o. L’année suivante, il imagina de donner aussi une édition de Montaigne, non pas d’après celle de mademoiselle de Gournay, la plus ample de toutes, mais sur un exemplaire de l’édition de 1588, conservé à la bibliothèque centrale de Bordeaux, et chargé de notes marginales de la main de Montaigne. Le philosophe gascon avait condamné ce travail à l’obscurité, puisqu’il avait laissé une copie infiniment plus considérable et plus perfectionnée des Essais. Il ne fallait donc produire de ces notes, mises par lui-même au rebut, que ce qui pouvait être curieux, comme variante[1]. Mais Naigeon voulait donner du neuf, et il se montre neuf surtout dans le Commentaire fastidieux et si souvent étrange dont il accompagne le texte (2)[2]. On rit beaucoup de cette substance encore inconçue, qu’il suppose renfermée dans la tête, et dont l’idiosyncrasie nous porte plus ou moins fortement à l’ordre ou au dé-

(l) L’édition des Essais par Naigeon est précédée d’un avertissement de l’éditeur Sur la religion et le caractère de Montaigne. Cet écrit, ou l’Athéïsme s’étale avec audace, excita un grand scandale et fut supprimé. Il n’existe que dans un trés-petit nombre d’exemplaires, auxquels cette circonstance donne aux yeux des bibliophiles, un prix tout particulier. M. Payen, dans sa Notice bibliographique sur Montaigne (1837) indique un exemple des suppressions qui ont été faites dans les notes. On sait que, dans le chapitre de l'Institution des enfants, le philosophe périgourdin avance que, si un disciple ne montre que des sentiments vils et bas, « Il faut le mettre pastissier dans quelque bonne ville, fut il fils d’un duc ». Le volume conservé à Bordeaux exprime une idée étrange à laquelle Montaigne renonça ensuite : « que de bonne heure son gouverneur l’estrangle s’il est sans témoin ». Naigeon admire ce conseil homicide : « On sent d’autant plus la sagesse et la nécessité de cette mesure qu’on a soi-même plus réfléchi, mieux observé, et qu’on est plus avancé dans la connaissance de l’homme physique et moral ». Il ne doute pas que ce passage n’existât dans la copie dont s’est servie mademoiselle de Gournay pour son édition des Essais : mais trop attentive aux opinions, aux préjugés, à la voix de son siècle, oubliant la postérité, elle n’a pas osé insérer un conseil aussi ferme, mais très-éloigné des idées reçues alors, et qui ne plaira pas davantage aujourd’hui à ces esprits vulgaires, si communs dans tous les temps". Ba — T.

(2) Les notes de ce commentaire n’étaient encore que le prélude d’un commentaire bien plus ample, qu’il a laissé manuscrit sur Montaigne et Charron, et dont M. Amaury Duval a extrait un choix de notes historiques on critiques, les moins entachées de philosophisme pour sa Collection des moralistes français. G-cs.






  1. L’édition des Essais par Naigeon est précédée d’un avertissement de l’éditeur Sur la religion et le caractère de Montaigne. Cet écrit, ou l’Athéïsme s’étale avec audace, excita un grand scandale et fut supprimé. Il n’existe que dans un trés-petit nombre d’exemplaires, auxquels cette circonstance donne aux yeux des bibliophiles, un prix tout particulier. M. Payen, dans sa Notice bibliographique sur Montaigne (1837) indique un exemple des suppressions qui ont été faites dans les notes. On sait que, dans le chapitre de l'Institution des enfants, le philosophe périgourdin avance que, si un disciple ne montre que des sentiments vils et bas, « Il faut le mettre pastissier dans quelque bonne ville, fut il fils d’un duc ». Le volume conservé à Bordeaux exprime une idée étrange à laquelle Montaigne renonça ensuite : « que de bonne heure son gouverneur l’estrangle s’il est sans témoin ». Naigeon admire ce conseil homicide : « On sent d’autant plus la sagesse et la nécessité de cette mesure qu’on a soi-même plus réfléchi, mieux observé, et qu’on est plus avancé dans la connaissance de l’homme physique et moral ». Il ne doute pas que ce passage n’existât dans la copie dont s’est servie mademoiselle de Gournay pour son édition des Essais : mais trop attentive aux opinions, aux préjugés, à la voix de son siècle, oubliant la postérité, elle n’a pas osé insérer un conseil aussi ferme, mais très-éloigné des idées reçues alors, et qui ne plaira pas davantage aujourd’hui à ces esprits vulgaires, si communs dans tous les temps. Ba — T.
  2. (2) Les notes de ce commentaire n’étaient encore que le prélude d’un commentaire bien plus ample, qu’il a laissé manuscrit sur Montaigne et Charron, et dont M. Amaury Duval a extrait un choix de notes historiques on critiques, les moins entachées de philosophisme pour sa Collection des moralistes français. G-cs.