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BEA

rire aux dépens de son auteur, à qui l’on pouvait dire avec la Fontaine :

Ce n’est pas de chansons qu’alors il s’agissait.

Il avait fait bâtir, à l’entrée du faubourg St-Antoine, sur le boulevard qui porte aujourd’hui son nom, une magnifique maison entourée d’un vaste jardin ; et qui fut citée comme un des plus beaux endroits de la capitale ; mais il est à présumer qu’il aurait choisi un autre emplacement s’il eût pensé au terrible voisinage que ce populeux faubourg allait désormais lui offrir ; et cette inscription, qu’il fit placer à la porte :

Ce petit jardin fut planté
L’an premier de la liberté,

semblait là comme pour demander grâce de posséder une aussi belle résidence. La Bastille venait de disparaître. Beaumarchais aurait voulu lier par un pont les boulevards au Jardin des Plantes, que Buffon avait tracé, agrandi, embelli. La construction du pont d’Austerlitz a réalisé ce dernier projet. Quant à la maison et au jardin de Beaumarchais, ils ont été détruits en 1825 pour l’exécution du canal de l’Ourcq. Beaumarchais avait, en 1792, signé, avec le ministre de la guerre, un marché pour la fourniture de 60,000 fusils qu’il devait faire venir de la Hollande. Cette livraison ne s’effectuant pas, bien qu’il eût reçu 500,000 livres d’avance, le peuple l’accusa d’avoir formé un dépôt d'armes. Sa maison fut fouillée de la cave aux greniers par une horde effrénée (août 1702), et lui-même conduit à l’Abbaye, où sans doute il aurait péri dans le massacre de septembre, si Manuel, alors procureur de la commune, ne l’eût sauvé en sollicitant lui-même sa liberté avec une générosité d’autant plus louable, que ce magistrat avait été souvent l’objet des sarcasmes de Beaumarchais. Celui-ci ne profita de sa liberté que pour s’enfuir à Londres, où il fut assez heureux pour que personne ne se souvint de la réponse ridicule qu’il avait faite en son nom personnel au manifeste du roi George III, lors de la guerre d’Amérique (1). Déjà l’ex-capucin Chabot l’avait dénoncé à la convention, comme accapareur des armes pour les émigrés. Lecointre de Versailles renouvela cette accusation le 28 novembre 1792, et obtint un décret contre Beaumarchais, qui put alors répondre à loisir et sans danger à ses dénonciateurs (2). Les mémoires qu’il publia dans ce débat, et qui sont divisés en six époques, sous ce titre : Beau-

(1) Il avait publié, l'occasion de cette guerre : 1° le Voeu de toutes les nations et de toutes les puissances dans l'abaissement et l'humiliation de la Grande-Bretagne, Paris, 1778, in-8° ; 2° Observations sur le mémoire justificatif de la cour de Londres, ou Apologie de la conduite de la France relativement à l'insurrection des colonies anglaises, Londres et Philadelphie, 1779, in-8°. On lui attribue : Influence du despotisme anglais dans les deux mondes, Boston, Londres et Paris, 1781, in-8°. Cet opuscule n’a pas été inséré dans ses œuvres.
(2) Il publia, à l’occasion de ce décret, outre son mémoire contre Lecointre : Pétition de P.-A.-C. Beaumarchais à la convention nationale, relative au décret rendu contre lui dans la séance ds 28 novembre 1792.

marchais à Lecointre, son dénonciateur, se font remarquer par la clarté des idées et la netteté de la discussion (1). On a prétendu que, pendant son séjour à Londres, Beaumarchais avait entretenu une correspondance avec le comité de salut public. Ce qui donne à penser que c’est une calomnie, c’est qu’il ne put rentrer en France qu’après la chute de Robespierre. Le décret porté contre lui fut révoqué. Cependant ni l'âge ni le malheur n’avaient corrigé Beaumarchais ; et pendant qu’il s’occupait à réunir les débris de sa fortune, il ne négligea point d’éterniser une ancienne et honteuse querelle, en remettant au Théâtre-Français la Mère coupable, qu’il avait fait jouer en 1792 au théâtre Molière. Ce drame, qui devrait être plutôt intitulé l’Épouse coupable, complète la trilogie dramatique conçue par Beaumarchais. Les principaux personnages y sont les mêmes que dans le Barbier de Séville et le Mariage de Figaro. Par un criminel abus de licence dramatique, l’auteur représente sous les traits du plus odieux scélérat, Bergasse, son ancien adversaire dans le procès de Kornman. Seulement il se contente du déplacement de quelques lettres, et nomme ce personnage Begearss. Ce drame, sans art et sans goût, n’a pas même cette teinte de folle gaieté qui, dans le Mariage de Figaro avait fait passer sur tant d'inconvenances : ici le dégoût ne sauve pas l’ennui. Et comme Beaumarchais ne publiait jamais ses pièces sans une préface, il parait assuré, dans celle de la Mère coupable, qu’on lui saura gré de la morale touchante de son drame. Quant à son Begearss, il proteste que le personnage n’est pas de son invention, et qu’il l’a vu agir. La conception de ce rôle fut une mauvaise action dont le mépris public fit tout d’abord justice, et qu’on reprochera toujours à la mémoire de Beaumarchais. Il mourut subitement et sans souffrances, le 19 mai 1799, à Page de 69 ans et 3 mois. On a prétendu qu’il s’était empoisonné ; mais tous ceux qui ont connu intimement Beaumarchais, entre autres Gudin de la Brenellerie, ont nié cette imputation, qui parait peu vraisemblable. Quelques semaines auparavant, le zèle aveugle de Beaumarchais pour la mémoire de Voltaire lui avait dicté des lettres contre la religion chrétienne, qu’il n’avait jamais attaquée de front dans ses écrits : c’était un triste chant du cygne. On a comparé sa destinée à celle de ses pièces : elle eut de l’éclat sans considération, comme ses pièces ont eu plus de succès que de mérite, plus de représentations que de lecteurs. Il a existé peu d’hommes dont le commerce fût plus agréable en société, comme aussi peu de particuliers riches ont répandu plus de bienfaits autour d’eux. Voici un trait qui, selon nous, montre à la fois de l’esprit et du sentiment : il avait une levrette sur le collier de laquelle il avait fait graver ces mots : Je m’appelle Florette, Beaumarchais m'appartient. Ses Œuvres complètes ont été pu-

(1) Il parut dans le temps une réponse à Beaumarchais sous ce titre : Note à l'ocasion de la diatribe de Beaumarchais à Lecointre, son dénonciateur