Page:Michaud - Biographie universelle ancienne et moderne - 1843 - Tome 3.djvu/407

Cette page n’a pas encore été corrigée
402
BEA

la cour et la ville. Le manuscrit fut plus d’une fois renvoyé de la police à la comédie, et de la comédie a la police. Le roi et la reine voulurent eux-mêmes en juger. Après s’être fait lire la pièce par madame Campan, Louis XVI déclara qu’elle ne pouvait être jouée ; mais la reine, qui prévoyait si peu alors les malheurs qui la menaçaient, protégeait en secret l’auteur. Le comte de Vaudreuil et la société de madame de Polignac, favorite de Marie-Antoinette, s’employaient à l’envi pour faire jouer l’ouvrage. Malgré la défense du roi, les rôles avaient été distribués aux acteurs du Théâtre-Français qui devaient représenter la pièce à Versailles, et l’on dut s’étonner qu’un ouvrage qui n’avait pas paru assez décent pour le théâtre de la ville fût demandé pour celui de la cour. Les premières répétitions se firent très-secrètement à Paris sur le théâtre des Menus-Plaisirs ; il fut décidé enfin que ce serait sur ce même théâtre qu’on jouerait la pièce ; mais pour quels spectateurs, par l’ordre et aux frais de qui ? c’était un mystère impénétrable pour tout le monde. Le veille même du jour fixé pour la première représentation, les billets étaient distribués à toute la cour, lorsque, entre midi et une heure, ou reçut à la police et aux Menus-Plaisirs l’ordre exprès du roi d’arrêter la représentation. Le lendemain les spectateurs, munis de leurs billets, arrivèrent en foule. Trompés dans leur espoir, ils crièrent à l’oppression, et Beaumarchais, emporté par la colère, s’écria : « Eh bien, messieurs, il ne veut pas qu’on la représente ici, et je jure, moi, qu’elle sera jouée, peut-être même dans le chœur de Notre-Dame. » Au surplus, il paya seul tous les frais qu’avaient exigés les répétitions de son ouvrage, et qui se montaient à 10 ou 12,000 livres. « C’est donc, observe Grimm, sur un théâtre appartenant à Sa Majesté que le sieur Caron a tenté de faire représenter une pièce que Sa Majesté avait défendue, et l’a tenté sans autre garant de cette hardiesse qu’une espérance donnée, dit-on, assez vaguement par Monsieur (Louis XVIII) ou par M. le comte d’Artois (Charles X), qu’il n’y aurait point de contrordre. » Beaumarchais et ses protecteurs prirent un moyen terme. Le comte de Vaudreuil témoigna le désir de voir jouer Figaro à sa maison de campagne de Genevilliers. L’auteur représenta que les défenses de laisser jouer un ouvrage innocent avaient élevé contre sa comédie un soupçon d’immoralité qui ne lui permettait d’en souffrir la représentation que lorsque l’approbation d’un censeur l’aurait lavée de cette tache. On choisit pour censeur Gaillard de l’Académie française ; et la pièce, approuvée, grâce à de légers changements, fut jouée chez le comte de Vaudreuil (septembre 1783). Bien que les spectateurs les moins prévenus eussent déclaré la pièce très-immorale et absolument inadmissible sur un théâtre public, on put avec raison regarder cette représentation comme un acheminement vers le théâtre de Paris, tant était grande la puissance d’intrigue et de persévérance que possédait Beaumarchais. Pendant deux ans la pièce fut ballottée par la censure et par l’autorité ; enfin le roi, à qui l’on fit croire que l’auteur avait supprimé tout

ce qui pouvait blesser le gouvernement, permit la représentation au Théâtre-Français, le 27 avril 1784. Louis XVI se flattait que tout Paris allait être bien attrapé en ne voyant qu’un ouvrage mal conçu et sans intérêt, depuis que toutes les satyres en avaient été supprimées. « Eh bien, dit-il à M. de Montesquieu qui partait pour voir la comédie, qu’augurez-vous du succès ? — Sire, j’espère que la pièce tombera. — Et moi aussi, répondit Louis XVI. Monsieur, frère du roi (depuis Louis XVIII), alla en grande loge aux Français, pensant aussi assister à la chute de la pièce. Il vit son triomphe. « Il y a quelque chose de plus fou que ma pièce, disait Beaumarchais : c’est son succès. » Comme si tout ce qui se rattachait au Mariage de Figaro dut exciter le scandale, on lit circuler dans Paris une réponse de Beaumarchais au duc de Villequier, qui lui demandait sa petite loge pour des femmes qui voulaient voir Figaro sans être vues : « Je n’ai nulle considération, monsieur le duc, pour des femmes qui se permettent de voir un spectacle qu’elles jugent malhonnête, pourvu qu’elles le voient en secret ; je ne me prête pas à de pareilles fantaisies. J’ai donné ma pièce au public pour l'amuser et pour l'instruire, non pour offrir à des bégueules mitigées le plaisir d’en penser du bien en petite loge. à condition d’en dire du mal en société. Le plaisir du vice et les honneurs de la vertu, telle est la pruderie du siècle. Ma pièce n’est pas un ouvrage équivoque, il faut l’avouer ou la fuir. Je vous salue, monsieur le duc, et je garde ma loge. » Cette lettre courut pendant huit jours tout Paris ; on la dit ensuite adressée à un autre seigneur de la cour, le duc d’Aumont ; et c’est sous cette forme qu’elle alla jusqu’à Versailles, où elle fut jugée d’autant plus insolente qu’on n’ignorait pas que de très-grandes dames avaient déclaré que si elles se déterminaient à voir le Mariage de Figaro, ce ne serait qu’en petite loge. Après avoir joui de ce nouvel éclat de célébrité, Beaumarchais se vit obligé d’annoncer publiquement que cette fameuse lettre n’avait jamais été écrite a un duc et pair, mais à un de ses amis, le président Dupaty, qui lui avait demandé une loge grillée pour des dames de sa société ; du reste, en publiant ce fait, il ajoutait ne pouvoir en désavouer ni le fond ni les termes. Vinrent ensuite les compères. C’était, si l’on en croit Beaumarchais lui-même, un Anglais qui lui écrivait une lettre avec cette inscription : Au seul homme libre de France. Un jeune homme dans la détresse, avant de terminer sa triste existence, voulant jouir d’un dernier plaisir dans ce monde, mais trop pauvre pour payer sa place, demandait a l’auteur un billet pour voir cette pièce dont tout Paris s’entretenait : après quoi il avait résolu d“aller se jeter a la rivière. Beaumarchais, non-seulement lui donna un billet, mais des secours, lui procura une place, et cette bonne action, préconisée dans les journaux, ajouta au fol engouement du public. Peu satisfait de la continuité de quarante-neuf représentations, l’auteur, pour absorber encore plus l’attention du pu-