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mon esprit, sa verve satirique charment le spectateur ; et c’est avec raison qu’on a dit que l’auteur s’était personnifié dans ce valet audacieux, intrigant, peu scrupuleux, mais incapable d’une basse friponnerie. En même temps qu’il se voyait si pleinement vengé de ses disgrâces judiciaires, et par le gain de ses procès et par le succès de son Figaro, Beaumarchais se montra sous un aspect tout nouveau, et comme agent secret de diplomatie, et comme grand spéculateur en fait d’entreprises commerciales. Il avait l’oreille du premier ministre Maurepas et du comte de Vergennes, qui le chargèrent de missions dont plusieurs le conduisirent en Allemagne. Il pensa être assassiné en traversant le bois de Neustadt (août 1774), près de Nuremberg, et raconte cette aventure avec beaucoup de détails, dans une lettre adressée à son secrétaire Gudin de la Brenellerie. (Voy. ce nom.) Ces missions lui suscitèrent une querelle avec un autre espion diplomatique, le chevalier d’Eon, qui publia contre lui, en 1776, un pamphlet très-violent ; on en jugera par l’intitulé : Très-humble Réponse à très-haut, très-puissant seigneur monseigneur Pierre-Augustin Caron ou Carillon de Beaumarchais, baron de Ronac (anagramme de Caron), en Franconie, adjudicataire général des bois de Pecquiny, de Tonnerre et autres lieux ; premier lieutenant des chasses de la garenne du For-l’Évêque et du Palais, seigneur utile des forêts d’Agiot, d’Escompte, de Change, Rechange, et autres Rotures, etc. Beaumarchais, lors de l’insurrection des colonies anglaises d’Amérique contre leur métropole, proposa au ministère français l’approvisionnement des insurgés. Il eut longtemps à lutter contre la circonspection du comte de Maurepas, qui ne voulait pas agir ouvertement contre l’Angleterre ; néanmoins il lui fut enfin permis de tenter à ses risques et périls cette entreprise qui semblait présenter peu de chances de succès. Mais Beaumarchais avait calculé que l’arrivée et la cargaison d’un seul navire couvriraient la perte de deux, tant les besoins élevaient les profits. Ce calcul prouvait la nécessité d’oser en grand et d’expédier beaucoup de bâtiments, pour en sauver une partie. Il fallait donc des fonds très-considérables ; il les eut. Malgré la perte de plusieurs vaisseaux, le plus grand nombre arriva avec le chargement. On l’a accusé de n’avoir fourni aux Américains que des armes hors de service et des munitions avariées. Ce qui est certain, c’est que cette spéculation lui procura une opulence colossale ; mais on peut dire qu’il se servit toujours noblement de son crédit et de sa fortune. Il contribua beaucoup à des établissements d’utilité publique, tels que la caisse d’escompte formée à l’instar de la banque d’Angleterre, la construction de la pompe à feu pour fournir de l’eau à la ville de Paris, et à cette occasion il écrivit contre Mirabeau, qui avait attaqué ce projet dans un mémoire très-violent. Autant depuis Mirabeau a effacé Beaumarchais, autant alors la distance était grande entre eux pour la fortune, la célébrité, les succès, et tant d’autres avantages que possédait celui-ci. Beaumarchais ne répondit aux premières attaques de Mirabeau qu’avec le ton d’une supériorité dédaigneuse. Mirabeau, furieux, répliqua par un libelle forcené. Il prodigua les personnalités les plus injurieuses, bien que son adversaire ne s’en fût permis aucune. On s’attendait à voir Beaumarchais descendre dans l’arène contre un champion si brutal et si vigoureux ; mais, au grand étonnement de tout le monde, il garda le silence. Un plan qu’il avait conçu pour le soulagement des femmes pauvres fut exécuté à Lyon, et lui valut des remerciements de la part du commerce de cette ville. Après la mort de Voltaire, il acheta la totalité de ses manuscrits, et n’ayant pu obtenir l’autorisation de les imprimer en France, il établit à Kehl une imprimerie considérable ; il acquit en Angleterre les poinçons et les matrices des caractères de Baskerville (Voy. ce nom), regardés, avant ceux de Didot, comme les plus beaux de l’Europe. Il fit reconstruire dans les Vosges d’anciennes papeteries ruinées, et y envoya des ouvriers pour y travailler selon les procédés de la fabrication hollandaise, au papier destiné à cette volumineuse édition. Jamais on n’a fait de semblables préparatifs pour une opération de librairie ; les avances allaient à plusieurs millions : elles ne produisirent rien que de médiocre. Le texte était fautif. Les gens de goût furent mécontents que l’édition eût été dirigée dans toutes ses parties par un homme plus versé dans les sciences que dans les lettres, Condorcet, qui d’ailleurs en toute occasion montre pour Voltaire la plus grande partialité, au point de l’exalter maladroitement, dans ses notes, aux dépens de Racine. Quant à la religion et à la morale, elles étaient encore plus maltraitées dans le commentaire que dans le texte. C’était l’esprit du temps, et à cet égard Condorcet, aussi bien que Beaumarchais, donnait et suivait l’impulsion. Aussi ce fut vainement que les hommes religieux s’élevèrent contre cette publication, où se trouvaient réunis, et les ouvrages que Voltaire avait donnés en les avouant, et ceux qu’il avait furtivement répandus en niant qu’il en fût l’auteur, et ceux qu’il avait lui-même renfermés dans son portefeuille. « C’est, disait-on dans la dénonciation faite au parlement de la souscription proposée par Beaumarchais, cette collection d’impiétés, d’infamies, d’ordures, qu’on invite l’Europe entière à se procurer, en la parant de tout le luxe des caractères, de toute l’élégance du burin, de toute la magnificence typographique. » Beaumarchais perdit, dit-on, plus d’un million dans cette entreprise. Il fit aussi imprimer à Kehl quelques autres ouvrages, et notamment les œuvres de J.-J. Rousseau. Mêlant tout, dans sa prodigieuse activité, affaires de cour, de palais, de coulisses et de commerce, on le voit, au milieu de tant d’occupations diverses, ne point perdre de vue cette trilogie dramatique qui forme tout son théâtre. Son Mariage de Figaro, qu’il avait achevé pendant les incidents les plus animés de son procès Goëzman, lui donna sans doute moins de peine à composer qu’à faire jouer ; et l’intrigue de cette pièce, quelque compliquée qu’elle soit, n’est rien auprès des démarches et des sollicitations qu’eut à faire l’auteur pour parvenir à ce but. Jouera-t-on le Mariage de Figaro ? ne le jouera-t-on pas ? Ce fut un événement politique qui pendant près de deux années occupa

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