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devant le public, que les juges eurent mauvaise grâce à vouloir le lui faire perdre en partie. La cour et la ville se firent inscrire à l’envi chez Beaumarchais. Le prince de Conti vint en personne l’inviter à diner, disant qu’il était d’assez bonne maison pour donner l’exemple de la manière dont il fallait traiter un si grand citoyen. Ainsi, en 1774, ce titre dont Beaumarchais avait osé se parer dans ses défenses, ce titre presque républicain, réussissait même auprès d’un prince qu’on savait être fort attaché aux prérogatives du sang royal, tant était grand l’entraînement ! En effet, d’un mot Beaumarchais avait relevé sa personne et agrandi son procès. Qu’il fût libertin, bouffon, insolent, et tout ce que disaient ses ennemis, après tout il était citoyen, citoyen persécuté et réclamant avec courage justice devant les tribunaux. Sous ce rapport sa cause touchait tout le monde. « En revendiquant ce titre sur la sellette même des accusés, dit un biographe, Beaumarchais réforma les idées reçues. Au vieux temps, rarement un accusé semblait autre chose qu’un gibier de potence que le juge voyait avec mépris, et le public avec horreur et indifférence. Devant un accusé qui se disait citoyen, tout changea. » Pour amortir un peu cet éclat et ce bruit, le lieutenant de police Sartine, homme d’esprit et ami de Beaumarchais, lui écrivit, par forme d’avis, que ce n’était pas le tout d’être blâmé, qu’il fallait encore être modeste. Beaumarchais partit pour l’Angleterre, et ce fut moins pour se dérober à sa peine qu’à son triomphe. Il a dit dans Tarare, un de ses ouvrages :

Homme, ta grandeur sur la terre
N’appartient point à ton état,
Elle est toute à ton caractère.

Toute sa vie, mais surtout cette époque de sa vie prouve qu’il avait pris pour devise cette maxime qui, pour être assez platement exprimée, n’en est pas moins vraie. C’était alors pour lui le temps des épreuves, et elles furent cruelles ; mais il parut si brillant même avant la victoire, il rendit si beau son rôle d’opprimé, sous la seule égide de l’opinion publique, en un moment reconquise, que lorsque ensuite sous un nouveau règne, et avec d’autres juges, il gagna presque en même temps ses deux causes, fut réintégré dans ses biens et réhabilité devant les tribunaux, ce triomphe facile et prévu n’était presque plus rien. C’est dans le combat et dans l’oppression qu’était toute sa gloire. Sa présomption, en effet, lui avait fait un monde d’ennemis : lui-même l’avoue quelque part, où il dit : Quand j’aurais été un fat, s’ensuit-il que je sois un ogre ? Expression d’un choix d’autant plus heureux, que d’un seul mot il renvoyait au conte de la Barbe-Bleue ceux qui l’accusaient d’avoir mangé trois femmes, quoiqu’il n’en eût eu encore que deux. Lui-même, dans une note de son édition de Voltaire, raconte à ce sujet l’anecdote suivante. On jouait aux Français Eugénie : un beau parleur du parterre, après avoir déchiré la pièce, tomba sur l’auteur, et se plaignit de ce que Voltaire s’obstinait dans ses lettres à soutenir que Beaumarchais n’avait pas empoisonné ses trois femmes. « Mais, ajouta le conteur, c’est un fait dont on est bien sûr parmi messieurs du parlement. » L’homme à qui s’adressait ce discours faisait de la main, en riant, signe aux voisins de ne pas interrompre. Quand le conteur eut fini, il se lève et répond froidement : « Il est si vrai, monsieur, que ce misérable homme a empoisonné ses trois femmes, et quoiqu’il n’ait été marié que deux fois, qu’on sait de plus au parlement Maupeou qu’il a mangé son beau-père en salmis, après avoir étouffé sa belle mère entre deux épaisses tartines ; et j’en suis d’autant plus certain, que je suis ce Beaumarchais-là, qui vous ferait arrêter sur-le-champ, ayant bon nombre de témoins, s’il ne s’apercevait à votre air effaré que vous n’êtes point un de ces ruses scélérats qui composent des atrocités, mais seulement un des bavards qu’on emploie à les propager, au grand péril de leur personne. » On applaudit ; le conteur s’esquiva, oubliant qu’il avait payé pour voir jouer la petite pièce. Au surplus, c’est dans les mémoires de Beaumarchais qu’il faut lire les détails de ces fameux procès. Ces mémoires sont d’un genre et d’un ton qui n’avaient point de modèle. S’il était quelquefois arrivé qu’un particulier écrivit lui-même ses défenses, à peine avait-on pu s’en apercevoir, parce qu’elles étaient toujours dans le moule des écrits judiciaires, sans quoi l’avocat, qui les remaniait plus ou moins, ne les aurait pas signées. Beaumarchais, jugeant à peu près impossible de gagner sa cause au parlement Maupeou, contre le conseiller Goëzman, sentit que c’était avant tout pour les lecteurs qu’il devait écrire, et que rien ne serait perdu pour lui s’il gagnait son procès devant le public. En effet, au milieu de la lutte qui existait alors entre l’opinion et le parlement Maupeou, un plaideur arrivant armé de tous les avantages de l’audace, du talent et de la vérité, pour accuser de corruption un membre de ce tribunal, se trouvait servir à souhait la rancune publique. C’était de la part de Beaumarchais un coup de maître que ce procès de 15 louis, qui, par une rétroaction infaillible, recommençait celui des 150,000 francs. Et quelle jouissance pour le public, lorsqu’en lisant Beaumarchais, il ne vit plus, dans ces différents mémoires qui se succédaient rapidement, qu’un homme qui se chargeait de le venger d’une magistrature bâtarde ! Que Beaumarchais eût raison, c’était pour le prouver l’affaire d’un quart d’heure ; les faits ne parlaient pas, ils criaient. Mais cette forme si neuve, aussi saillante qu’inusitée, ces singuliers écrits qui étaient à la fois une plaidoirie, une satire, un drame, une comédie, une galerie de tableaux, enfin une espèce d’arène où il semblait que Beaumarchais s’amusât à mener en laisse tant de personnages, comme des animaux de combats faits pour divertir les spectateurs ! Mais les Goëzman, les Marin, les d’Arnaud-Baculard, les Bertrand, tous ces personnages si richement et si diversement ridicules ou vils, qu’on les croirait choisis tout exprès pour lui « et que lui-même, en effet, rend grâces au ciel de les lui avoir donnés pour adversaires ! » Mais cette continuelle variété de scènes qu’on voit bien qu’il