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sentation de Zoroastre, remarqua qu’elle était assez vide. « Sous huit jours, ajouta-t-il, quand tout le monde aura vu la salle, vous n’aurez plus personne ou bien peu de monde. ― Vos amis nous en enverront, » répondit mademoiselle Arnould. Elle n’avait pas tort ; cette pièce, après s’être trainée pendant quelques représentations, fut bientôt oubliée. Elle est assez bien caractérisée dans cette épigramme :

J’ai vu de Beaumarchais le drame ridicule,
Et je vais, en un mot, vous dire ce que c’est :

C’est un change où l’argent circule,
Sans produire aucun intérêt.

Si la chute des Deux Amis dut causer à Beaumarchais un déplaisir assez vif, il en fut amplement dédommagé trois ans plus tard, en 1775, par des succès d’un genre tout nouveau, mais qu’il acheta par bien des tribulations et même des périls. Ces succès, il les dut aux trois procès qu’il eut à soutenir de 1770 à 1781 ; le premier contre le comte de la Blâche, légataire universel de Pâris Duverney ; le second contre le juge Goëzman, qui n’en était qu’un incident, mais plus sérieux que le principal ; et enfin le troisième contre le banquier Kornman. Il finit par les gagner tous trois aussi complètement qu’il est possible, mais il avait commencé par perdre les deux premiers. Tous trois furent suscités par la haine, beaucoup plus que par un intérêt litigieux, et tous trois, par un concours de circonstances particulières, fixèrent les regards de la France et de l’Europe. Ils mettaient en spectacle celui qu’on mettait en cause ; or, comme les affaires de diffamation ont, ainsi que les procès politiques, ce privilège que l’opinion publique y intervienne, faisant et rendant justice, tantôt corrigeant les arrêts, tantôt les annulant, les trois procès de Beaumarchais devinrent la grande affaire du jour. Le fond du premier était assez léger. Beaumarchais réclamait à la succession de Pâris Duverney une somme 150,000 livres. Le comte de la Blâche, légataire universel, prétendait qu’au contraire Beaumarchais redevait 150,000 livres ; prétention à laquelle celui-ci opposait les comptes les plus clairs. Il n’était nullement naturel que pour une somme de 150,000 livres, un jeune homme, un homme de qualité, légataire de plus d’un million, s’acharnât à un long procès dont l’ennui seul devait le dégoûter quand même il eût été meilleur, dont les fatigues devaient le rebuter, et dont enfin il pouvait craindre la défaveur et même le ridicule. Mais il se trouva que cet homme haïssait Beaumarchais comme un amant aime sa maîtresse : c’étaient ses expressions. Il avait juré de perdre ou tout au moins de ruiner ce Beaumarchais, parce qu’il ne croyait pas très-difficile de faire passer pour un fripon celui qui passait déjà pour un monstre ; car tels étaient les effets de la calomnie ! Il disait tout haut qu’il y mangerait 100,000 écus s’il le fallait. En un mot, la Blâche avait pour lui tous les moyens de crédit, et Beaumarchais avait perdu les siens. Les premiers protecteurs de ce dernier, ou n’étaient plus ou avaient changé à son égard. Pâris Duvernay, le dauphin et la dauphine étaient descendus dans la tombe. Mesdames, en attestant son honnêteté et leur satisfaction de sa conduite, avaient cru devoir déclarer qu’elles ne prenaient aucun intérêt à son procès. « D’abord, comme le fait observer Laharpe, parce que cela était juste en soi, et qu’une si haute protection doit s’éloigner d’elle-même des tribunaux ; » et sans doute aussi parce que Beaumarchais, naturellement fort avantageux, s’était indiscrètement targué de cette protection. Il s’était même fait renvoyer par Mesdames à cause d’un mot fort impertinent. À la vue du portrait en pied de madame Adélaïde, que le peintre avait représentée pinçant de la guitare, Beaumarchais avait dit tout haut qu’il aurait du peindre aussi le maître. Toutes ces causes réunies firent de ces différents procès de vrais combats à mort, qui n’allaient à rien moins qu’a détruire son existence morale et civile, à le déshonorer. Il perdit donc son procès au parlement Maupeou : c’était ainsi qu’on appelait la nouvelle magistrature substituée par le chancelier aux anciens parlements. L’arrêté de compte entre Pâris Duvernay et Beaumarchais, que produisait celui-ci, fut regardé sinon comme faux, du moins comme insignifiant, et tous les biens de Beaumarchais furent saisis pour des sommes que répétait sur la succession son adversaire triomphant. Pendant qu’il plaidait en justice réglée, le gouvernement l’avait fait mettre à St-Lazare pour une autre querelle avec un grand seigneur, le duc de Chaulnes, qui lui disputait une courtisane ; et quoique Beaumarchais eût gardé dans cette rixe tout l’avantage du sang-froid et de la fermeté, cela n’avait servi qu’à confirmer dans le public les idées déjà trop répandues sur une espèce d’audace qui chez lui approchait de l’insolence. Il se vit donc à la fois privé de sa liberté, dépouillé de ses biens, condamné comme fripon et faussaire, décrié de toutes les manières possibles, et, un moment après (second procès), chargé d’une accusation criminelle pour corruption de juge, à propos de ces fameux 15 louis qui faillirent le conduire à être flétri par la main du bourreau, ce qui ne lui eût plus laissé aucune ressource ; et à cette occasion, le prince de Conti, qui s’intéressait d’autant plus vivement à sa cause qu’il aimait Beaumarchais et qu’il était l’ennemi déclaré du parlement Maupeou, dit, la veille du jugement, que si le bourreau mettait la main sur lui, il serait obligé de l’abandonner. Beaumarchais fit entendre au prince qu’il saurait bien par la mort se dérober a l’infamie. Heureusement le parlement Maupeou, juge dans sa propre cause, et tout irrité qu’il était des mémoires de Beaumarchais, n’osa pousser la vengeance jusque-là, et par la plus heureuse des inconséquences, ou si l’on veut des injustices, en mettant hors de cour Goëzman, ce qui pour tout juge impliqué dans une affaire criminelle le rendait inhabile à exercer à l’avenir aucune charge de judicature ; en admonestant la dame Goëzman, il crut pouvoir appliquer à Beaumarchais le blâme, simple flétrissure qui le sauva. Cet arrêt excita une réclamation universelle. Beaumarchais avait si bien gagné son procès tout entier