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qu’on tint, dit-il, ses mœurs pour licencieuses, il affirme qu’il avait observé plus sévèrement les lois du mariage qu’il n’avait promis ni espéré. Dans un accident grave qui lui arriva et qu’il décrit si pittoresquement, lorsque, jeté à la renverse par un choc violent, étendu par terre évanoui, on le rapportait à la maison, en revenant à lui, son premier mot fut de dire qu’on donnât un cheval sa femme qui venait à sa rencontre et qu’il voyait « s’empêtrer » dans le chemin. De même, lorsqu’il a prend à Paris la mort de sa fille en nourrice, il envoie à la mère, avec une lettre pleine de bonhomie, une Épître de consolation du bon Plutarque, écrite dans un cas semblable. C’est là pourtant ce qui, avec d’autres passages isolés, l’a fait signaler comme un philosophe égoïste[1] ; tandis que Montaigne témoigne à sa femme combien il est « marri » que la fortune lui ait rendu si propre cette épître, traduite en françois par feu son ami, par « ce sien cher frère », qu’il lui rappelle, en s’unissant ainsi à la Boétie et à Plutarque pour la consoler. Quoi de plus spirituel et en même temps de plus délicat ! C’est encore avec la même naïveté de sentiment et pour ne rien refuser, dit-il, au commandement du meilleur des pères. qu’il avait entrepris et qu’il lui adressa la traduction de la Théologie naturelle de Raymond Sebonde. Son père, animé par cette ardeur avec laquelle le roi François Ier avait encouragé les lettres, tenait depuis longtemps sa maison ouverte aux hommes doctes et lettrés, sans être lettre lui-même. Il avait accueilli Pierre Bunel, qui lui remit l’ouvrage de Sebonde et le lui recommanda comme un livre très-utile, à l’époque où les innovations de Luther commençaient à prendre crédit et menaçaient d’ébranler en beaucoup de lieux l’ancienne croyance. Montaigne s’était empressé de traduire ce livre et de l’offrir à son père, qui y prit un singulier plaisir et donna l’ordre de l’imprimer[2]. C’est par des preuves tirées de la raison naturelle que Sebonde, à l’exemple de Raymond Lulle (voy. Lulle), entreprenait, non d’expliquer les mystères, mais seulement d’opposer aux novateurs, à l’appui de la foi, cette même raison avec laquelle ils combattaient l’autorité du dogme. Ce livre eut beaucoup de succès, surtout auprès des dames, qui trouvaient fort belles ces « imaginations » de la raison humaine en faveur de la religion, et Montaigne, le champion de ces dames et du livre dont elles goûtaient la traduction, le défendit, comme on le verra, contre ceux qui blâmaient les hardiesses de l’auteur, ou qui taxaient de faiblesse ses arguments. Mais il ne s’ensuit pas que ce furent, comme le dit Chandon, ces singularités hardies, transformées en erreurs par Feller, qui, ayant plu à Montaigne à cause de leur conformité avec ses idées, lui firent tenter de traduire Sebonde ; car cette occupation lui parut « étrange et nouvelle », et l’on a vu qu’il ne l’entreprit qu’à la prière de son père. Après l’impression du livre de Sebonde, notre philosophe, qui était devenu possesseur du château de Montaigne et maître de lui-même, s’occupa de publier les opuscules qui lui avaient été légués par la Boétie et qu’il dédia à ses proches et amis. Là se trouvent l’épitre de consolation envoyée à sa femme[3] et le discours qu’il avait adressé à son père sur la mort de la Boëtie. Mais. par égard pour son ami et à cause des relations qu’il avait à la cour, il ne crut pas prudent d’y joindre le traité de la Servitude volontaire, dont eût pu abuser l’esprit de parti dans un temps de factions et de troubles[4]. Une époque désastreuse s’approchait, et notre philosophe était ramené par l’agitation même à des sentiments dont il éprouvait le besoin. Il s’était en quelque sorte réfugié au château de son père. Il observe que, depuis la perte de ce bon père, il portait, lorsqu’il montait à cheval, un manteau ui lui avait appartenu. « Ce n’est point, disait-il, par commodité, mais par délices : il me semble m’envelopper de lui. » Une complexion nerveuse délicate n’avait pas peu contribué à cette sensibilité morale. Quoique né et élevé à la campagne, une liberté douce, exempte, comme on l’a vu, de toute sujétion rigoureuse, l’avait éloigné des soins de l’économie domestique et même de tout exercice agréable, mais violent. La « dureté » lui paraissait être un vice extrême, et il était si délicat sur ce point, qu’il entendait impatiemment gémir un lièvre sous les dents de ses chiens, quoique la chasse fût pour lui du plaisir bien vif. Du moment qu’il s’était retiré en sa maison de campagne, il était bien résolu de ne se mêler de rien, si ce n’est de passer en repos le reste de sa vie. Il avait cru « faire une grande faveur » à son esprit que de le laisser s’entretenir soi-même et « se rasseoir en soi » d’autant plus aisément qu’il était devenu, avec le temps, plus grave et plus mûr. Mais il trouva qu’au « rebours », son esprit, comme un « cheval échappé », se donnait plus de carrière avec lui-même qu’il n’avait fait en la compagnie d’autrui. Quelques-uns l’engageaient à écrire l’histoire des affaires de son temps, estimant qu’il les voyait d’un œil moins blessé par la passion, et de plus près, à cause de l’accès que ses qualités personnelles et les circonstances lui avaient donné auprès des chefs des divers partis. Mais, ennemi juré de toute gène, il n’eût pu s’assujettir à une obligation constante, ni se laisser guider ; et sa marche étant si libre, il eût publié des jugements que la loi eût, à son gré, justement condamnés. On a remarqué que ce fut vers l’é-

  1. Discours qui a obtenu une mention au concours académique (par M. Biot), Paris, Michaud, 1812, in-8°.
  2. Théologie naturelle de Raymond Sebonde, trad. du latin en françois, Paris, Somains, 1569, in-8°, précédée de la Lettre de Montaigne à son père, du 18 juin 1568.
  3. Opuscules trad. du grec en françois, par la Boëtie, etc., Paris, Morel, 1572, in-8°.
  4. Ce traité a été publié à la suite des Essais dans la 4e édition achevée par Coste.