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repos, même pour le faire jouer ; mais s’il jouait, alors les jeux de ses camarades lui semblaient des actions sérieuses ; il lui répugnait d’y mêler la finesse et la ruse, et il allait toujours le « droit chemin ». Son esprit, qui semblait inactif, n’avait pas laissé de porter des jugements sur les objets qu’il connaissait, et il digérait librement et à loisir ses pensées. Après avoir terminé ses études à l’âge de treize ans, Montaigne, peu disposé à suivre la carrière militaire, se décida à faire son cours de droit. Le même esprit, ennemi de toute contrainte, dut repousser cette masse de jurisprudence coutumière qui lui paraissait surcharger et compliquer des institutions déjà si multipliées. Cependant il fut pourvu vers l554 d’une charge de conseiller, dont il remplit les fonctions jusqu’à la mort de son frère ainé, suivant Scévole de Ste-Marthe ; et, quoi qu’en ait dit Balzac, sa qualité de gentilhomme ne lui fit pas dédaigner le titre de conseiller, même en écrivant à son père, en 1563. Quoique l’ordonnance de Francois Ier concernant a rédaction des actes en français eût été rendue dès 1539, les actes continuaient d’être écrits en latin dans la province de Gascogne. Il réclamait contre cet usage : il eût voulu aussi plus de simplicité et d’uniformité dans le droit. Il observe qu’il y a plus de livres sur les livres de jurisprudence que sur tout autre sujet. « Nous ne faisons, dit-il, que nous entre-gloser. » Il avouait, qu’il n’entendait rien aux plaids et aux affaires du palais. Il n’y eut jamais, dit Pasquier, homme moins chicaneur et moins praticien que lui. Ce fut pendant qu’il était revêtu de sa charge, dit l’historiographe de Bordeaux D. de Vienne[1], qu’il fit plusieurs voyages à la cour et s’attira tellement l’estime de Henri II, qu’il en reçut le cordon de St-Michel, distinction qu’il témoigne avoir désirée, jeune encore, mais dont il semble, en se plaignant du discrédit de cet ordre, n’avoir été gratifié que plus tard. Et, en effet, Pasquier, son contemporain et son ami, dit que Montaigne fut fait chevalier de l’ordre de st-Michel sous Charles IX. Quoi qu’il en soit, les liaisons du conseiller de Bordeaux avec Pibrac et Paul de Foix, ses compatriotes, conseillers ainsi que lui, et surtout ses relations avec le chancelier de l’Hospital, annoncent la haute confiance dont il était honoré comme magistrat ; de même que sa noble intimité avec Étienne la Boétie, son confrère, décela, chez l’un comme chez l’autre, une âme nourrie de sentiments puisés à la même source et que n'avaient pu dessécher les occupations arides de palais. Leur amitié, devenue célèbre, fut celle d’hommes faits : ils s’estimaient avant de se connaître personnellement. La Boétie, dans sa jeunesse, avait fait un traité de la Servitude volontaire. Montaigne y reconnaissait des sentiments analogues aux siens et qui annonçaient une âme « moulée au patron » des siècles anciens. Sur les rapports qu’ils apprenaient l’un de l’autre, ils se cherchaient sans s’être vus. Enfin, dans une grande société à Bordeaux, ils se rencontrèrent et se trouvèrent aussitôt si connus, si amis, qu’aucun autre dès lors ne leur fut plus proche et que tout bientôt devint commun entre eux. Rien de plus naïf à ce sujet que ce mot de Montaigne, si digne du bon la Fontaine : « Si l’on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne peut s’exprimer qu’en répondant :.... Parce que c’était lui ; parce que c’était moi. » L’amitié de Montaigne pour la Boétie ne le cédait qu’à sa tendresse pour son père, dont il rappelle souvent, avec un vif intérêt, l’affection, dans le cours de son livre ; mais il a consacré en particulier un chapitre de ses Essais à l’amitié. Là, son style sentencieux s’élève et devient aussi sentimental qu’énergique, et telle est l’effusion de sa sensibilité, qu’on peut dire que c’est l’âme elle-même de Montaigne qui s’épanche et déborde dans ce chapitre. Une amitié si intime n’était point une effervescence passagère. Neuf ans après la mort de la Boétie, dont il a décrit les derniers moments d’une manière touchante, il témoigne dans ses Essais que les plaisirs qui s’offraient à lui depuis ce temps, au lieu de le consoler, lui redoublaient le regret de sa perte. « Nous étions, dit-il, à moitié de tout : il me semble que je lui dérobe sa part. » Après dix-huit ans même, durant son voyage d’Italie, en 1580, lorsqu’il écrivait au cardinal d’Ossat, il se trouva mal en pensant à son ami. Montaigne ne croyait pas les femmes susceptibles du même lien d’amitié. Cependant il recherchait leur commerce. Sa sensibilité physique l’entraînait vers le sexe. L’imagination, l’esprit, l’attiraient et le retenaient auprès des femmes spirituelles. C’est ainsi qu’il fit sa cour à Marguerite de France, sœur de Charles IX, à laquelle il offre un chapitre aussi grave qu’intéressant, le plus considérable de ses Essais, comme il adresse à Diane de Foix son chapitre de l’Institution des enfants, et à la dame d’Estissac, celui de l’Affection des pères, l’un et l’autre d’un intérêt plus réel et d’une utilité pratique qui fait pardonner le scepticisme du premier. Mais ce sentiment d’une amitié tendre qu’il cherchait vainement auprès des femmes, il ne l’eût peut-être éprouvé qu’auprès de mademoiselle de Gournay, si elle eût vécu vingt-cinq ans plus tôt. Madame de Bourdic[2] la fait exister en morne temps que la Boétie et partager avec lui le cœur de Montaigne : c’est là une erreur de l’enthousiasme, une pure fiction poétique. Le lien conjugal avait pu du moins fixer en partie les élections du philosophe. Il donne cependant à entendre qu’en formant un engagement, il céda plutôt à la convenance et à l’usage qu’à son inclination naturelle. Mais quoiqu’il s’avouât enclin à l’amour des femmes, et

  1. Éloge historique de Montaigne, Paris. 1775, in-12.
  2. Éloge de Montaigne, Paris, an 8 (1800), in-12.