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pas celui que les publications suivantes obtinrent ensuite. L’Italie était alors livrée à de tels désordres, que quelques souverains crurent trouver des conseils utiles, là où, en bonne morale, on ne devait voir que des préceptes odieux. Si l’on sépare l’auteur d’avec les préceptes, qu’il faut à jamais éloigner de sa pensée, on remarquera aussi que l’écrivain n’a pas pu savoir que son ouvrage serait publié. Il l’a composé en forme de mémoire pour Laurent de Médicis. Il lui dit dans sa dédicace : « On présente ordinairement à un prince des chevaux, des armes, des draps d’or, des pierres précieuses ; mais moi, je n’ai trouvé à vous offrir que la connaissance des actions des grands hommes, que j’ai acquise par une longue expérience des affaires modernes. » Le secrétaire ajoute à la fin : « si, de son élévation, Votre Magnificence jette les yeux sur ces basses contrées, elle connaîtra que je souffre injustement une grande et continuelle malignité de fortune. » D’ailleurs, tout n’est pas également répréhensible dans ce livre. En parcourant le chapitre 2, on voit que l’auteur avance les propositions les plus consolantes sur les États gouvernés par des princes dont la dynastie possède le pouvoir depuis longtemps. Le chapitre 4 n’offre aucun de ces poisons que l’on a signalés dans plusieurs écrits contre Machiavel. Le chapitre 5 finit par un avis sévère, mais utile. Il établit que quand on a conquis les possessions d’une république, il faut ou les détruire ou aller les habiter. Autrement il y a des haines plus vives, un désir de vengeance : la mémoire de l’antique liberté ne laisse pas de repos aux souverains. Il sera éternellement constant que posséder les États d’une république est un embarras bien alarmant, au moins pendant quelques années. Le chapitre 6 contient des doctrines très-saines de religion. Quoiqu’on ne doive pas citer Moïse, car il a été un pur exécuteur des choses que Dieu lui avait ordonnées, il mérite d’être admiré pour la faveur qui l’a rendu digne de parler à Dieu. Viennent ensuite une foule de citations historiques d’un mérite littéraire de premier ordre ; manière que Montaigne imita depuis avec tant de succès. On revoit, il est vrai, au chapitre 7, l’abominable Borgia offert pour modèle ; mais on détourne la vue avec d’autant plus d’empressement que l’on ne conçoit pas même, dans ce passage, la marche du raisonnement de Machiavel : la flatterie l’entraîne. Qu’il serait donc heureux que toutes les fois qu’un auteur, même un sublime génie, devient un précepteur pervers, il fût condamné à être abandonné par les facultés de sa raison ! Le secrétaire, effrayé peut-être des images que retracent les coupes, les nœuds coulants et les poignards du prince assassin, rappelle cependant plus bas la férocité qu’il déployait à Césène. La fin du chapitre ne s’adresse qu’à un souverain nouveau. Les nations confiées aux soins des anciens princes ne doivent pas craindre l’application des conseils du solitaire de San-Casciano. Chapitre 8 : on respire. « Vous ne pouvez pas appeler vertu égorger ses concitoyens, trahir ses amis, vivre sans foi, sans pitié, sans religion ; cela peut faire acquérir l’empire, mais non de la gloire. » Chap. 12. Les troupes mercenaires sont vouées au dédain. Machiavel se montre auteur militaire, plein de vues sages et de sentiments vraiment patriotiques. Chap. 17. Quelle vigueur dans cette sortie contre les confiscations. « Il faut s’abstenir de la possession du bien des autres. Les hommes oublient plutôt la mort de leur père, que la perte de leur patrimoine. » La réflexion est peut-être plutôt une leçon de politique que d’humanité. Dans le chapitre 18, qui traite de la foi des souverains, et que nous regardons non-seulement comme une proposition immorale, mais comme un conseil perfide et dangereux, on retrouve toutefois une conformité de ces principes avec ceux que Montaigne exprime dans son livre 3, chap. 1. Le chapitre 19 renferme un admirable morceau contre les conspirations. Prétendra-t-on, comme quelques-uns des détracteurs du secrétaire, qu’il avait conspiré et qu’il n’avait pas réussi ? Ne cherchons pas à fouiller dans le fond de son cœur : il le montre assez souvent à découvert. D’ailleurs on a suffisamment prouvé qu’il ne conspira jamais : tant d’habileté devait l’entourer de défiances ; et sans nous fier trop à sa connaissance des hommes, après l’avoir jugé si sévèrement quand nous avons pu le convaincre d’avoir redouté la misère et l’ennui au point de se déclarer heureux si on lui faisait seulement rouler une pierre, nous devons le croire quand il dit à un Médicis qu’il a été fidèle et bon pendant quarante-trois ans. On lit plus loin des éloges donnés à la constitution qu’il avait trouvée établie pendant ses légations. Ce passage est très-curieux. Le chapitre 23 est un modèle de générosité et de bon goût. Machiavel poursuit les flatteurs. Cependant, chapitre 26, il flattera lui-même Laurent, d’abord avec circonspection, puis sans détour. Ne l’en blâmons pas, et à cause des belles qualités du prince qu’il admire et parce que nous aurions été privés sans cela de quelques pages d’une éloquence irrésistible. « Allez donc, lui dit-il, gouverner l’Italie : vous êtes favorisé de Dieu et de l’Église[1] ; il existe une grande préparation, et là où il y a grande disposition il n’y a pas grande difficulté. On voit ici des miracles ordonnés par la Providence : la mer s’est ouverte ; une nuée a raccourci et éclairé le chemin ; le rocher a lancé l’eau ; la manne est tombée en pluie ; tout a servi Votre Grandeur. Vous devez faire le reste. » Pline n’a pas plus finement flatté Trajan. Tel est donc ce Traité du Prince qu’il faut détester et louer en partie. Si l’on permettait d’ajouter ici une autre considération tirée de l’état de notre Europe, considéra-

  1. Jean de Médicis, sous le nom de Léon X, occupait depuis cinq mois la chaire de St-Pierre.