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à Rome, fut imprimée pour la première fois par Ange Ridolfi (Milan, 1810), dans un ouvrage intitulé Pensieri intorno allo scopo di Nicola Macchíavello nel libro Il Principe. Ginguené la cite dans son Histoire littéraire ; mais on ne sait pas pourquoi il l’a coupée en deux : il en rapporte une moitié dans le texte et l’autre moitié dans une note. La première partie contient des détails peut-être ignobles, mais qui font connaître la tournure du caractère et la patience de l’auteur ; la seconde le montre dans toute la dignité de son talent. Nous avons collationné nous-même le texte qui est traduit dans cet article sur le manuscrit original de la bibliothèque Barberini. Cette lettre est donc ici insérée en entier parce que, si nous osons emprunter l’expression de Buffon, elle est, selon nous, Machiavel même. On a vu plus haut qu’après sa disgrâce il fut obligé de se retirer à San-Casciano. C’est de cette résidence obscure qu’il écrit à son ami : « Magnifique seigneur, les grâces divines ne furent jamais tardives[1]. Je dis cela parce qu’il me paraissait que j’eusse, non pasperdu, mais égaré vos bonnes grâces. Vous avez très-longtemps gardé le silence, et je cherchais quelle en était la cause. Je faisais peu de compte de toutes les raisons qui me venaient à l’esprit. Seulement j’imaginais que la disposition à m’écrire s’était éloignée de vous, parce qu’on vous avait mandé que je n’étais pas bon gardien de vos lettres ; et je savais qu’excepté Philippe et Paul, aucun autre ne les avait vues de mon consentement. J’ai été consolé par votre dernière du 23 du mois passé ; et je suis très-content de voir avec quel ordre et quel calme vous y exercez votre office. Je vous encourage à continuer ainsi, parce que celui qui abandonne ses aises pour les aises d’autrui perd les siennes, tandis qu’on ne lui sait pas gré de celles des autres ; et puisque la Fortune veut faire toute chose, il faut la laisser agir, se tenir tranquille, ne pas la fatiguer, et attendre le temps où elle laisse quelque chose à faire aux hommes. Alors il sera bien à vous de vous livrer à plus de soins, de veiller davantage aux affaires, et à moi de partir de ma campagne, et d’aller vous dire : Me voilà. Je ne puis cependant, voulant vous rendre de pareilles grâces, vous dire dans cette lettre autre chose, sinon quelle est ma vie : si vous jugez qu’elle soit à échanger contre la vôtre, je serai content de suivre la mienne. Je me tiens dans ma campagne ; et, depuis mes derniers événements, je n’ai pas été, en les cousant tous ensemble, vingt jours à Florence. Jusqu’ici, j’ai chassé aux grives de ma propre main. Levé avant le jour, j’ajustais les gluaux ; je partais en outre avec un paquet de cages sur le dos, ressemblant à Géta[2] quand il revient du port avec les livres d’amphitryon. Je prenais au moins deux, au plus sept grives. J’ai passé ainsi tout septembre. Cependant ce divertissement, quoique peu agréable et bizarre, m’a manqué à mon grand déplaisir ; et je vous dirai quelle est ma vie actuelle. Je me lève avant le soleil et je m’en vais dans un bois, à moi, que je fais couper : j’y passe deux heures à revoir l’ouvrage du jour précédent, et à couler mon temps avec ces bûcherons, qui ont toujours quelque nouvelle dispute dans les mains, ou entre eux, ou avec leurs voisins. Sur ce bois, j’aurais à vous dire mille belles choses qui me sont arrivées, et avec Frosino de Panzano, et avec d’autres qui voulaient de ce bois. Frosino, par exemple, en envoya prendre une certaine quantité de cordes, sans me rien dire ; et au payement, il voulut me retenir dix livres qu’il prétend que je lui dois depuis quatre ans, parce qu’il me les a gagnées à cricca[3], dans la maison d’Antoíne Guicciardini..le commençai à faire le diable. Je voulais accuser le voiturin, qui y avait été envoyé, comme voleur ; mais Jean Macchiavelli s’interposa, et nous mit d’accord. Baptiste Guicciardini, Philippe Ginori, Thomas el Bene et certains autres citoyens, quand cette *tramontane soufllait, m’en ont demandé chacun une corde. «J’en promis à tous, et j’en envoyai une à Thomas : la moitié de celle-là retourna à Florence, parce que, pour la retirer, il y avait lui, la femme, la servante et les fils : cela ressemblait au Gaburra[4], quand le jeudi, avec ses garçons,il bâtonne son bœuf ; de manière que voyant qu’il n’y avait pas de gain, j’ai dit aux autres : « Je n’ai plus de bois. » Ils en ont fait la moue, et particulièrement Baptiste qui énumère ce chagrin avec les scènes de Prato[5]. Sorti du bois, je m’en vais à une fontaine, et de là à mon paretaio (appareil pour attirer des oiseaux) un livre sous le bras, ou Dante, ou Pétrarque, ou l’un de ces poëtes moins célèbres, c’est-à-dire Tibulle, Ovide, ou semblables. Je lis leurs amours et leurs tendresses passionnées. Je me rappelle les miennes et je me complais quelque temps dans cette pensée. Je me rends ensuite sur le chemin, à l’hôtellerie : je cause avec ceux qui passent ; je leur demande des nouvelles de leur pays. J’entends différentes choses ; je remarque différents goûts et diverses imaginations des hommes. Cependant arrive l’heure du diner ; avec ma brigade je mange des aliments que ma pauvre campagne et mon chétif patrimoine me fournissent. Après avoir

  1. Pétrarque, Triomphe de la Divinité, vers 18. Ma tarde non fur’ mai grazie divine.
  2. Personnage de comédie dans Térence.
  3. Jeu qui s’appelle en français tricon, espèce de brelan.
  4. Cétait probablement le nom d’un boucher qui se rendait le jeudi soir à San-Casciano, où il y a depuis très-longtemps un marché le vendredi.
  5. Les autres éditions disent stato, et Ginguené traduit ce passage par les mésaventures d’homme d’État. Nous croyons qu’il s’est trompé. Du reste, le mot stato devait naturellement l’induire en erreur. On lit dans le manuscrit Barberini, très clairement, Prato.