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tions publiques (chap. 7), et avec quelle justesse il distingue les effets de l’accusation, ceux de l’adulation et de la calomnie (chap. 8). » Les Storie fiorentine, ouvrage dans lequel l’auteur a d’abord décrit les événements qui détruisirent l’empire romain, sont une imposante composition, qui mérite à Machiavel un rang a part parmi les historiens, puisque les anciens même n’avaient pas laissé de modèle dans ce genre. Le premier livre fait connaître la science, la pénétration de cet écrivain. On peut croire que Bossuet s’était rempli d’admiration pour cette manière franche, hardie, rapide et indépendante, lorsqu’il conçut le plan de son Discours sur l’histoire universelle. La narration dans les sept autres livres marche avec la même vivacité. Cet ouvrage fut sans doute le dernier de l’auteur. On croit qu’il le termina en 1525 : il voulait, dit-on, le continuer ; et les fragments qu’on a recueillis après sa mort donnent du poids à cette opinion. Le caractère du style de Machiavel, surtout dans les Storie et dans la Vie de Castruccío, est l’élégance et la simplicité. On le trouve toujours plein de grâces sans artifice et de charmes sans insipidité, clair sans être verbeux, concis sans obscurité et sans prétention au mystérieux. Voilà le jugement qu’en portent les Italiens, premiers juges de cette question. Quoique le principal mérite du secrétaire Florentin consiste dans la science du gouvernement, science dans laquelle il n’a été surpassé ni chez les anciens ni chez les modernes, il a droit aussi a une place honorable parmi les auteurs comiques. La Mandragola, suivant Voltaire, l’emporte sur toutes les comédies d’Aristophane. Machiavel a composé en Outre la Clizia, le Maschere, l’Andria, etc., la charmante nouvelle de Belphégor. L’Asino d’oro et i Capitoli rappellent la manière de Dante ; et l’on est encore à concevoir comment un homme si profondément versé dans les calculs politiques a pu s’entretenir si agréablement avec les Muses, et acquérir des succès dans le genre lyrique, dans le genre épique ; prendre tour à tour le ton sérieux, le ton gai, quand il semble que chacun de ces genres demande une étude et une disposition particulières. Sans entrer dans de plus grands détails sur les autres compositions de Machiavel, nous nous arrêterons un instant sur celui de ses écrits qui a excité le plus d’attention, le Traité du Prince. Cet ouvrage, où le féroce Borgia est, suivant la supposition de plusieurs écrivains, présenté comme un modèle aux souverains qui veulent gouverner eux-mêmes, a acquis en Europe une déplorable célébrité. La première édition connue est celle qu’Antoine Blado d’Asola mit au jour à Rome le 4 janvier 1532 ; elle est accompagnée d’un privilège du pape Clément VII, et dédiée à Philippe Strozzi. Bayle parle d’une édition de 1515 que personne n’a vue. Les Giunta réimprimèrent le Prince la même année 1532 et en 1540. Les fils d’Alde le publièrent aussi l’an 1540 à Venise. Gabriel Giolito en donna une édition en 1550. Il fut successivement traduit en allemand (1616, Montbéliard), deux fois en latin, puis en français par Amelot de la Houssaye (Amsterdam, 1683, et la Haye, 1743), enfin, en 1799, par Guiraudet avec les œuvres complètes. Jamais livre ne fut plus combattu. On interpréta de diverses manières les intentions de Machiavel. Les uns, voulant y voir un système complet d’irréligion, d’impiété et de tyrannie, criaient au loup (pref. de l’édit. de 1813), et cherchaient à exciter une indignation universelle. D’autres demandaient que, selon les règles d’une juste critique, on jugeât cet ouvrage dans sa totalité sans en détacher des morceaux défigurés, et que surtout on ne dissimulât pas cette désapprobation dont l’auteur accompagne toujours l’exposé des principes pervers qu’il a développés. Voltaire écrivait au prince royal de Prusse le 20 mai 1738 : « La première chose dont je suis forcé de parler est la manière dont vous pensez sur Machiavel. Comment ne seriez-vous pas ému de cette colère vertueuse où vous êtes presque contre moi de ce que j’ai loué le style d’un méchant homme ? C’était aux Borgia, père et fils, et à tous les petits princes qui avaient besoin de crimes pour s’élever, à étudier cette politique infernale. Il est d’un prince tel que vous de la détester. Cet art, que l’on doit mettre à côté de celui des Locuste et des Brinvilllers, a pu donner à quelques tyrans une puissance passagère, comme le poison peut procurer un héritage ; mais il n’a jamais fait ni de grands hommes ni des hommes heureux : cela est bien certain. À quoi peut-on donc parvenir par cette politique affreuse ? Au malheur des autres et au sien même. Voilà les vérités qui sont le catéchisme de votre belle âme. » Le 26 juin 1739, le prince répondait à un hommage si flatteur par une phrase éminemment française et faite pour exciter la plus vive satisfaction dans le cœur de Voltaire : « Ce que je médite contre le machiavélisme est proprement une suite de la Henriade. C’est sur les grands sentiments de Henri IV que je forge la foudre qui écrasera César Borgia. » Le 27 décembre 1739, Voltaire rendait hommage pour hommage. Enfin voici un livre digne d’un prince ; et je ne doute pas qu’une édition de Machiavel avec ce contre-poison a la fin de chaque chapitre, ne soit un des plus précieux monuments de la littérature… L’Anti-Machiavel doit être le catéchisme des rois et de leurs ministres. » Nous ne rapporterons pas une foule de critiques, d’apologies, d’accusations et d’éloges dont Machiavel a été l’objet dans toutes les langues. Nous allons entendre un juge qu’il n’est pas aisé de réfuter. Ce juge est le secrétaire Florentin lui-même : avant de finir son Traité du Prince, il écrivait à un de ses amis, François Vettori, la lettre suivante, qui, trouvée dans la bibliothèque Barberini