Page:Michaud - Biographie universelle ancienne et moderne - 1843 - Tome 22.djvu/536

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

moins heureux dans ses recherches sur les différences finies et partielles, où il puisa la solution des questions les plus difficiles du calcul des probabilités, et dans ses divers mémoires sur les équations aux différentielles partielles, dont le dernier renferme l’intégration complète de celles du premier ordre et du premier degré. C’est encore lui qui découvrit les belles propriétés des équations linéaires ; la méthode si remarquable d’intégrer certaines équations séparées, dont chaque membre en particulier n’est pas susceptible d’intégration ; ces principes lumineux, devenus depuis si féconds en d’autres mains, sur les osculations des courbes et des surfaces ; et la véritable nature des intégrales particulières dont il donna une théorie complète. C’est à Lagrange, enfin, qu’on doit ces théorèmes d’un si grand usage dans la haute analyse, pour le retour des séries et le développement des fonctions, des intégrales et des différences, théorèmes qui portent son nom, quoique leur démonstration rigoureuse appartienne à l’auteur de la Mécanique céleste ; et cette riche théorie de la variation des constantes arbitraires, dont les développements successifs et les importantes applications ont signalé le cours de sa longue carrière. Forcés d’omettre le simple énoncé d’une foule d’autres travaux qui suffiraient à la réputation d’un géomètre, tels que ceux sur la détermination des orbites des comètes, sur les attractions des sphéroïdes, sur les éclipses et la formation des tables des planètes, sur les mouvements de rotation des corps solides. etc., etc. ; disons pourtant encore que rien jusqu’à lui n’avait pu donner l’idée de cette profonde sagacité analytique qui brille dans ceux de ses écrits où il a eu des théories délicates à établir, des paradoxes de calcul à expliquer, des difficultés sérieuses à dénouer, comme on le voit par exemple dans ses Leçons sur le calcul des fonctions, — et qu’il n’a guère été moins admirable, quand presque seul, entre tous les successeurs de Newton, il a écrit, dans le style purement géométrique de ce grand homme, et pour rectifier quelques points défectueux de ses Principes, deux morceaux de physique et de mécanique céleste comparables aux plus beaux endroits de cet immortel ouvrage. Un digne rival de ces deux hommes célèbres a saisi avec finesse et déduit avec précision un rapport bien remarquable entre Lagrange et le philosophe anglais : « Parmi les inventeurs qui ont « le plus reculé les bornes de nos connaissances, « a dit de Laplace dans une occasion bien solennelle, Newton et lui me paraissent avoir possédé au plus haut point ce tact heureux qui, faisant discerner dans les objets les principes généraux qu’ils recèlent, constitue le véritable génie des sciences, dont le but est la découverte de ces principes. Ce tact, joint à une rare élégance dans l’exposition des théories les plus abstraites, caractérise Lagrange. » Dans les questions qu’il attaque, on le voit en effet s’élever à toute la généralité dont elles sont susceptibles ; et, de la hauteur où le porte ce talent particulier qu’il eut en partage, dominer sur les difficultés qu’elles présentent, et dont il ne tarde guère à triompher. Mais l’instinct qui l’entraînait vers ce que la théorie a de plus pur et de plus abstrait était peu compatible avec la patience nécessaire pour les longs et pénibles calculs qu’exigent les applications. Après une méditation approfondie de son sujet, c’était souvent sur son genou et sur le dos d’un livre qu’il écrivait ces formules symétriques, toutes moulées d’avance dans sa tête, dont la marche régulière et le jeu, pour ainsi dire, le dispensaient de développements plus étendus et d’un appareil de labeur désagréable à un homme ennemi de toute gêne. L’indépendance où il aima toujours à vivre le détourna d’ailleurs de chercher auprès des astronomes instruits, ou même chez des calculateurs exercés, les secours qui auraient facilité l’application de ses méthodes ou la vérification de ses aperçus : il éprouvait à cet égard une répugnance que d’Alembert avait connue ; et quand il lui fallait céder à la nécessité et s’occuper lui-même d’un travail de ce genre, c’était avec un dégoût qui l’exposait à oublier quelqu’une de ces attentions minutieuses que requiert la sûreté d’un résultat numérique. Une omission de cette nature parait l’avoir jeté dans une erreur dont les suites furent pour lui bien importantes, si elle lui cacha, comme on peut le croire, la cause de l’équation séculaire de la lune, découverte peu après par l’auteur de la Mécanique céleste. Au reste, cette disposition particulière a l’intelligence éminemment chercheuse [1] dont il était doué, que prouve-t-elle autre chose, si ce n’est qu’un même esprit ne réunit guère des qualités très-opposées. C’est comme fondateur de théories, comme créateur de méthodes et d’un style qui sera éternellement réputé classique en analyse, qu’il faut surtout voir Lagrange. Partout où le conduisent ses pas, il porte avec lui la lumière, il ouvre la route la plus sûre pour atteindre le but. Euler l’emporte peut-être par cette fécondité extraordinaire que rien n’arrête, par l’inépuisable diversité de ses artifices de calcul, par ces nombreux détails, ces exemples variés qui deviennent une source d’instruction pour les élèves : mais Lagrange, supérieur par la généralité des vues, offre seul dans ses écrits le type de cette perfection qu’on doit s’efforcer d’atteindre. Étudiez Euler, si vous voulez être géomètre, disait-il pourtant à tous ceux qui lui demandaient des directions, et travaillez à résoudre vous-même les questions qu’il se propose ; tant il était reconnaissant de ce qu’il devait aux ouvrages de ce grand maître, et sincèrement modeste sur les siens ! D’Alembert, autre objet de son admiration, ne lui semblait point aussi recommandable comme guide ou comme modèle ;

  1. Expression bien vraie d’Hérault de Séchelles parlant de Lagrange.