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dissentiment entre l’Espagne et l’Amérique. Il fut accueilli par Charles III avec politesse, mais avec défiance. Comme on parlait devant lui de confier à Lafayette le gouvernement de la Jamaïque : « Non pas, s’écria le vieux roi, il m’y ferait une république ! » Il remit bientôt à la voile pour les États-Unis, où son voyage fut un véritable triomphe. Washington vint avec empressement à sa rencontre, et le reçut quelques jours dans sa retraite de Mount-Vernon, avec la plus touchante cordialité. Le congrès lui décerna des témoignages éclatant : d’estime et de distinction, conféra à lui et à ses descendants le titre de citoyen des États-Unis, et chacun des états de l’Union lui envoya un député pour prendre congé de lui. Lafayette exprima publiquement le vœu que « le temple qui venait d’être élevé à la liberté offrit une leçon aux oppresseurs, un exemple aux opprimés, un asile aux droits du genre humain. » Il s’éloigna pour la troisième fois de ce sol américain, sur lequel il ne devait plus ramener qu’une vieillesse sillonnée parle contact orageux des révolutions. Avant de revenir à Paris, il parcourut l’Allemagne, ou l’empereur, le grand Frédéric et le prince Henri, son frère, le traitèrent avec bienveillance, malgré la franchise qu’il mit à exposer en toute occasion ses maximes d’indépendance et de liberté. Cependant le vieux roi de Prusse, qui l’avait pénétré, lui dit un jour en souriant : « J’ai connu un jeune homme qui, après avoir visité des contrées ou régnaient la liberté et l’égalité, voulut établir tout cela dans son pays. Savez-vous ce qui lui arriva ? — Non, sire. — Monsieur, il fut pendu[1]. » En quittant l’Allemagne, Lafayette s’arrêta quelque temps dans le midi de la France, dans le dessein d’y préparer l’émancipation des protestants, qui, depuis la révocation de l’édit de Nantes, n’étaient point rentrés dans la jouissance de leurs droits civils. Ce fut le premier essai qu’il tenta de l’application des théories d’indépendance américaine à la société française. L’intention de Lafayette était de brusquer les réformes qu’il méditait. Mais Washington, avec qui il ne cessait de correspondre, lui manda sagement : « C’est une partie de l’art militaire de connaître le terrain avant de s’y engager. On a souvent plus fait par les approches en règle que par une attaque à force ouverte. » Cette observation ralentit un peu la fougue du jeune réformateur, et il renonça à emporter de haute lutte ce que Louis XVI opéra de lui-même sans secousse, peu de temps après. Lafayette vint à Paris dans les derniers jours de 1783. Son retour excita un enthousiasme porté jusqu’au délire. La reine Marie-Antoinette, qui assistait en ce moment à une fête à l’hôtel de ville, voulut, par une faveur presque sans exemple, conduire madame de Lafayette dans sa propre voiture à l’hôtel de Noailles, où venait de descendre son époux. Le lendemain, il fut reçu à la cour avec l’empressement le plus flatteur, et ne cessa d’être, pendant plusieurs jours, l’objet des hommages et de la curiosité publics. L’histoire, qui aura bientôt à envisager avec sévérité la conduite postérieure de Lafayette, ne saurait omettre sans injustice quelques préoccupations généreuses par lesquelles il préludait alors aux réformes politiques dont l’affranchissement du nouveau monde lui avait inspiré le dessein. L’émancipation graduelle des esclaves était une de ses utopies favorites. Désireux d’appeler à son secours un commencement d’expérience, il acheta une plantation considérable dans la Guyane française, et s’y livra à divers essais, qu’interrompirent les événements de la révolution. Il provoqua, en 1786, la formation d’un comité chargé de discuter l’abolition du monopole des tabacs, et il y plaida avec chaleur la cause du commerce américain, que ce monopole frappait d’un préjudice de près de trente millions. Les efforts plus heureux qu’il déploya en faveur de cette nation, lors de la négociation du traité que la France conclut avec elle, provoquèrent de sa part de nouveaux témoignages de reconnaissance, en resserrant les liens d’amitié qui l’unissaient à son glorieux libérateur. La correspondance établie entre ces deux hommes si unis d’intentions, si différents de caractère, ne prit fin qu’à la mort de Washington, qui eut lieu le 14 décembre 1799. Plus d’une fois le Cincinnatus américain essaya de tempérer, par les inspirations de sa haute prudence, l’entraînement de Lafayette vers d’inapplicables théories. Mais que pouvaient les froides leçons de l’expérience contre le torrent irrésistible des circonstances et contre cette insatiable ambition de popularité, à laquelle son illustre ami s’était montré insensible après tant d’éminents services rendus à sa patrie ! — Lafayette fut compris dans l’assemblée des notables, réunie à Versailles au mois de février 1787, et appartint au bureau présidé par le comte d’Artois. Il saisit avidement cette occasion de produire quelques-unes des réformes qu’il avait méditées, fit voter la suppression de la gabelle et la mise en liberté des personnes détenues à l’occasion de cet impôt, réclame l’abolition des lettres de cachet et des prisons d’État, et la révision des lois criminelles. Il formula même le vœu d’une convocation des états généraux, comme le seul remède efficace aux maux de la situation ; mais ce vœu demeura sans écho. Il fallut la résistance opiniâtre du parlement de Paris à toutes les tentatives du ministère, pour déterminer cette mesure si périlleuse dans la disposition des esprits. Les premières séances de l’assemblée firent pressentir tous les orages qu’elle allait déchaîner sur la France. Lafayette, qui en faisait partie comme député de la noblesse d’Auvergne, ne remplit aucun rôle dans ces premiers engagements, où domine presque seule la grande figure de Mirabeau. Mais, deux jours après le rapport de Mou-

  1. Mémoires de Lafayette.