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Est-il possible de prouver la vérité des jugements synthétiques a priori ? On a pu voir comment, en cherchant la solution de ce problème, il se trouva conduit à examiner toutes les bases de nos connaissances, et à sonder les profondeurs de l’être intellectuel. Le premier pas que fit Kant dans une carrière toute nouvelle pour l’esprit humain le porta à un point de vue qui lui montra les propositions universelles et absolues sous un nouveau jour. Ne provenant pas de l’objet observé, n’émaneraient-elles pas du sujet observateur ? Frappé de l’harmonie, de la rigueur, de l’autorité suprême et inaltérable de ces lois qui régissent les opérations de l’esprit, et dont le code est sorti des mains d’Aristote, si admirablement rédigé que les siècles postérieurs n’ont fait que gâter son travail lorsqu’ils ont prétendu l’enrichir et le perfectionner, il conçut cette grande pensée : le mode d’activité auquel l’entendement est astreint quand il forme des notions de genre et d’espèce, des jugements et des syllogismes catégoriques, hypothétiques, disjonctifs, etc., est peut-être la source même de l’influence ordonnatrice que nous exerçons sur les impressions faites par les objets extérieurs ; les lois en vertu desquelles les différents jugements développés dans les traités de logique s’exécutent sont les lois mêmes d’après lesquelles l’esprit s’empare des objets individuels par l’intuition, en prend connaissance et en lie les perceptions en corps d’expérience ; en un mot, les lois intellectuelles sont les lois du monde phénoménal. Ce rapprochement qu’un homme simplement spirituel aurait abandonné comme bizarre, dès le premier aperçu, s’offrit à l’esprit pénétrant et vaste de Kant dans toute son importance et dans toute sa fécondité en ressources nouvelles pour le perfectionnement de la philosophie. A l’instant où il se présenta nettement à sa pensée, il lui fit concevoir l’espérance d’entreprendre avec plus de succès que ses devanciers la séparation de ce qui est purement subjectif dans nos connaissances d’avec leur élément objectif. Dès ce moment il se vit appelé à opérer dans les sciences spéculatives la révolution que son illustre compatriote. le Prussien Copernic, avait produite dans les sciences naturelles ; parallèle dont l’idée appartient à Kant lui-même[1] et qui, singulièrement propre à caractériser sa réforme philosophique, mérite de fixer un instant notre attention. Quelle était l’ancienne définition de la vérité, but de toutes les théories métaphysiques : La vérité, disait-on, est l’accord de nos représentations avec les choses représentées. Comment établir cet accord ? comment s’assurer qu’il existe effectivement ? Aristote et Locke, d’un côté ; de l’autre, Platon, Descartes et Leibnitz tracent des routes, suivent des méthodes diverses. Les premiers cherchent dans nos sensations l’image fidèle des objets et en étudient l’empreinte, peur y épier la vérité, et comme pour l’y saisir sur le fait, tandis que leurs rivaux s’adressent à l’être pensant lui-même, et osent interroger la Divinité, pour en obtenir une instruction authentique sur l’essence des choses et sur leurs véritables qualités. Mais quelle que soit la divergence de leurs résultats, celle des méthodes de ces philosophes est plus apparente que réelle. Ils commencent tous par l’objet pour arriver au sujet ; lors même qu’ils semblent s’occuper d’abord du dernier, ce n’est qu’en tant qu’il est lui-même objet, et dans ses qualités absolues, qu’ils l’envisagent : ce n’est pas sa faculté de connaître qu’ils cherchent premièrement à apprécier dans ses lois et dans sa portée. Tous ils débutent par se demander : Qu’est-ce que les choses ? et ils s’efforcent ensuite de déterminer ce que l’homme peut en savoir. Kant retourne l’ordre des questions : il tâche de se faire d’abord une juste idée de l’homme, en tant que doué de la faculté de connaître, pour en conclure ce que les choses, dans lesquelles il est compris lui-même, peuvent ou doivent être, ou seront, en conséquence de l’organisation de cette faculté, pour un être qui est astreint à s’en servir lorsqu’il veut pénétrer jusqu’à elles. On voit qu’ici la marche est entièrement opposée à celle des philosophes qui ont précédé Kant. Ce n’est plus l’homme qui est modifié par l’impression des objets, dont la pensée se meule sur leurs formes et suit l’ondulation de leurs mouvements par l’effet, soit de leur influence directe, soit de la volonté de leur ordonnateur suprême : ce sont les objets eux-mêmes qui se moulent sur les formes des pouvoirs de l’intelligence humaine, et qu’elle incorpore dans le système de ses connaissances, en y mettant son cachet. En nous plaçant dans ce point de vue, il nous faudra renoncer à la définition vulgaire de la vérité ; nous ne la chercherons plus dans l’accord de la représentation avec la chose représentée, mais dans celui qui doit régner entre les phénomènes soumis à notre observation, et liés en système de connaissances, et les lois fondamentales de nos facultés intellectuelles : la vérité ne nous paraîtra pas plus être le calque exact des objets, que la tête d’Antinoüs n’est l’image fidèle de la cire ou du soufre qui en a reçu l’empreinte. Nous ne tournerons plus autour des choses : en nous constituant leur centre, nous les ferons tourner autour de nous. C’est la révolution de Copernic. Pour contester au fondateur de la nouvelle école l’originalité de ses vues, il ne suffirait pas de prouver que des sceptiques, des idéalistes, des métaphysiciens du plus grand nom, ont, avant lui, fait aux dispositions de nos organes et de notre esprit une forte part dans les qualités que nous rapportons aux objets, et doivent, par conséquent, être envisagés comme défenseurs de l’origine subjective de nos connaissances[2]. Sans doute Platon,

  1. Voyez la préface de la troisième édition de la Critique de la raison pure, de 1790.
  2. Comme l’ont fait Eberhard et Dugald Stewart. Kant répondit au premier, dans un opuscule intitulé D’une prétendue découverte