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était désirée par les âmes droites et généreuses, autant que par les esprits réfléchis et méditatifs. Si, d’un côté, les doctrines désolantes ou dégradantes de Hume et d’Helvétius avaient révélé l’inévitable tendance de la doctrine de Locke, lorsque son défenseur est assez pénétrant pour voir, assez courageux pour s’avouer toutes les conséquences de ses prémisses, de l’autre côté les efforts d’hommes tels que Baumgarten, Lambert et Mendelssohn, avaient prouvé l’impossibilité d’adapter la théorie de Leibnitz aux nouveaux besoins de l’existence intellectuelle et morale de l’Europe éclairée. Le rédacteur de cet article, en tentant la vaine entreprise de resserrer dans quelques pages un des plus vastes tableaux qu’offre l’histoire de l’esprit humain, ne saurait qu’effleurer une foule d’objets, sans aucune instruction pour le lecteur ; il doit, plus fructueusement, se borner à éclaircir le point capital, la génération du principe fondamental du criticisme. Pour la faire concevoir, nous ne pouvons nous dispenser de retracer les raisonnements sceptiques de Hume sur la relation de cause et d’effet, ou le principe de causalité, tels qu’il les a présentés dans les 4e, 5e et 7e sections de ses Recherches sur l’entendement humain. Ce sont eux qui interrompirent le sommeil dogmatique de Kant, suivant ses propres expressions (1)[1]. Comme c’est ici le point cardinal auquel tout se rattache dans les vues originales du philosophe de Kœnigsberg, le lecteur qui ne consultera pas cet article uniquement pour y puiser quelques renseignements biographiques ou littéraires, mais pour se former une idée nette des motifs de la réforme métaphysique de Kant, et des véritables fondements de sa doctrine, nous saura gré de l’étendue que nous allons donner à l’exposé des réflexions pour ainsi dire génératrices de son système. En voici la substance : « Que deux événements se suivent, ou, en d’autres termes, que la perception de l’autre dans la conscience du moi ; figurons-nous que le second n’aurait pas existé si le premier ne l’eût précédé, et nous voilà saisis de la notion de cause : d’où nous vient-elle ? Nous a-t-elle été donnée avec la perception même de ces événements. Locke et tous les adhérents de son analyse de nos facultés, en répondant à cette question affirmativement, ne s’étaient, jusqu’à Hume, jamais doutés que leur opinion tendit à détruire la rectitude de l’axiome qu’il n’y a point d’événement sans cause, à lui enlever ses caractères de nécessité et d’universalité, et à ébranler, dans leurs fondements, toutes les connaissances humaines qui reposent sur son application. Hume distingue entre connexité nécessaire et liaison ou plutôt jonction naturelle ; il nie qu’il nous soit possible de trouver une véritable connexion entre la cause et l’effet. « L’effet, dit-il, nous le reconnaissons pour être un événement distinct de l’é

(1) Prolégomènes de toute métaphysique, préface, et paragraphes 14-30.


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vénement réputé cause, dans lequel nous n’apercevons le germe du premier en aucune façon : nous voyons uniquement la suite des événements censés cause et effet (par exemple, une bille mise en mouvement après avoir été frappée par une autre bille ; un bras levé à la suite d’une détermination de la volonté) ; leur connexion n’est pas et ne peut être du domaine de la perception. Si donc, avant et indépendamment de l’expérience, la notion de ce qui est cause ne renferme nullement la notion du produit, il est évident que nous ne pourrons déduire la notion de causalité que de l’expérience, qui ne peut motiver que l’attente d’une succession probable de deux événements, mais non la supposition d’une connexité nécessaire, c’est-à-dire d’une liaison telle qu’il serait contradictoire d’admettre le contraire (1)[2]. » Reid (2)[3], un des adversaires les plus zélés et les plus habiles des théories de Hume, convient avec franchise de la vérité de cette observation.

« L’expérience, dit-il, ne nous donne
« aucune information de ce qui est nécessaire ou
« de ce qui doit exister. Nous apprenons par l’ex-
« périenee ce qui est ou a été, et nous en con-
« cluons avec plus ou moins de probabilité ce qui
« sera dans des circonstances semblables (par
« exemple, nous croirons que les astres se lève
« ront demain à l’orient, et se coucheront à l’oc-
« cident, comme ils ont fait depuis le commence
« ment du monde) ; mais, sur ce qui doit exister
« nécessairement, l’expérience se tait absolument
« (il n’y a pas un homme qui se croie sûr de l’im-
« possibilité que le lever du soleil eût pu avoir
« lieu à l’occident, et que le créateur eût pu faire
« faire à notre globe sa révolution de l’est à
« l’ouest). Pareillement, lors même que l’expé
« rience nous eût constamment appris que chacun
« des changements observés par nous a été le
« produit d’une cause, cela nous porterait raison
« noblement à croire qu’il en sera de même à l’a-
« venir, mais ne nous donnerait nullement le droit
« d’affirmer qu’il en doit être ainsi, et qu’il n’en
« peut être autrement. »

Concession importante, décisive pour le sort de la doctrine de Locke ! Toutefois, ni Reid, ni aucun des philosophes qui combattirent Hume, ne virent la portée des concessions que le sceptique leur avait arrachées, et l’impossibilité de repousser son attaque, en s’arrêtant aux points où les écoles de Locke et de Leibnitz se trouvaient placées. De quel droit affirmons-nous qu’il ne peut arriver de changement qui n’ait sa cause ? Si nous nous bornions à soutenir que tous les changements qui se sont présentés à notre observation, tant ceux qui sont attribués par le sentiment à un acte de notre volonté, que ceux qui se sont passés sous nos yeux

(1) Voyez Enquiry concerning the human understanding, t. 4, p. 1.

(2) Essays on the active powers of man, Edinburg, 1788, in-4o, p. 31 ; Essay 1, ch. 4, et Essay IV, ch. 2, p. 279. Voy. Aussi Essays VI, ch. 6, on the intellectual powers of man.


  1. (1) Prolégomènes de toute métaphysique, préface, et paragraphes 14-30.
  2. (1) Voyez Enquiry concerning the human understanding, t. 4, p. 1.
  3. (2) Essays on the active powers of man, Edinburg, 1788, in-4o, p. 31 ; Essay 1, ch. 4, et Essay IV, ch. 2, p. 279. Voy. Aussi Essays VI, ch. 6, on the intellectual powers of man.