Page:Michaud - Biographie universelle ancienne et moderne - 1843 - Tome 2.djvu/225

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
220
ARI

deux fois par jour. Le matin était destiné à ses disciples, et il leur expliquait ce que les sciences offrent de plus difficile. Le soir, il admettait tous ceux qui désiraient l’entendre, se mettait à la portée de tout le monde, et raisonnait sur les connaissances qui sont d’un usage plus habituel dans le cours de la vie. C’est à cette distinction que l’on doit la division de ses ouvrages en ésotériques et en acroamatiques. Les premiers contenaient une doctrine usuelle, et chacun pouvait les entendre ; les seconds, destinés plus particulièrement à ses disciples, avaient besoin d’être expliqués par des leçons. L’an 324 avant J.-C., Alexandre mourut, et Aristote, privé de son protecteur, se trouva, de plus, en butte à la calomnie. De toutes les inculpations qu’elle ait inventées contre lui, celle de sa complicité avec les prétendus assassins d’Alexandre est sans doute la plus absurde. Les Athéniens, espérant se mettre encore une fois à la tête de la Grèce, cherchèrent à la soulever pour lui faire secouer le joug des Macédoniens ; et comme l’attachement d’Aristote à Philippe, à Alexandre et à Antipater le rendait suspect, les démagogues se déchaînèrent contre lui, et ils furent secondés, non-seulement par les sophistes, dont il avait dévoilé les vaines subtilités, mais encore par les platoniciens, qui ne lui pardonnaient pas la célébrité que son école avait acquise. On suscita contre lui l’hiérophante Eurymedon, ou un certain Démophile, pour l’accuser d’impiété. Il ne crut pas devoir courir la chance d’un jugement, et voulant, disait-il, en faisant allusion a la condamnation de Socrate, épargner aux Athéniens un second attentat contre la philosophie, il prit le parti de la retraite, et alla s’établir à Chalcis, dans l’Eubée, avec la plus grande partie de ses disciples. Il mourut de maladie, peu de temps après, l’an 322 avant J.-C., à l’âge de 63 ans. Car il ne faut ajouter aucune foi à ce que dit Hésychius de Milet, écrivain du Bas-Empire, qu’Aristote fut condamné à boire la ciguë et que l’arrêt fut exécute. Nous avons vu que Pythias, son épouse, était morte avant lui. Elle lui avait laissé une fille nommée Pythias comme elle, et il avait en un fils, nommé Nicomachus, d’Herpyllis de Stagyre, qu’il avait prise pour concubine après la mort de sa femme. On prétend qu’il avait, outre cela, adopté Proxénus, fille de Nicanor son ami, mort depuis longtemps. Nous voyons bien, effectivement, qu’il avait élevé Nicanor, mais rien ne prouve qu’il l’eût adopte. Diogène Laërce nous a conservé son testament, dans lequel son caractère se peint d’une manière très-avantageuse ; car il n’est pas un seul de ceux qui lui avaient été attachés qui n’y obtienne quelque marque de souvenir. Il règle le sort de ses enfants, celui d’Herpyllis, et donne la liberté a ses esclaves ; il charge ses six exécuteurs testamentaires, parmi lesquels on comptait Antipater et Théophraste, de faire terminer par Gryllion les statues de Phaestis sa mère, de Proxénus son père, d’Arimnestus son frère, et de Nicanor. Il désire enfin qu’on réunisse les restes de Pythias aux siens dans un même tombeau. On voit par ce testament qu’Aristote avait une fortune assez considérable, qu’il tenait en partie de son père, en partie de la libéralité d’Alexandre. Il fut le fondateur d’une secte de philosophie qui prit le nom de péripatéticienne, quelle que soit d’ailleurs l’étymologie de ce mot. Son école, qui revint bientôt à Athènes, y subsista longtemps ; mais sa doctrine ne tarda pas à s’altérer, et Théophraste, son successeur, fut presque le seul qui se montrât digne d’un tel maître, par le soin avec lequel il conserve sa doctrine, et les recherches qu’il fit pour la compléter par de nouvelles découvertes. Après sa mort, les écrits d’Aristote et les siens, ou tout au moins ceux qui ne pouvaient être compris sans des leçons particulières, tombèrent presque dans l’oubli, et l’on ne doit pas s’en étonner. Doué du génie le plus éminemment philosophique que la nature ait jamais donné en partage à aucun individu, Aristote avait créé un système de philosophie sur la raison, sur l’expérience, et n’avait presque rien sacrifié a l’imagination. Son style avait pris l’empreinte de son génie. Avare de mots, il n’en emploie pas deux, lorsqu’il peut exprimer sa pensée par un seul, et il en a souvent crée de nouveaux pour éviter des circonlocutions. Enfin il s’est fait un style philosophique qui doit être l’objet d’une étude particulière, et cette étude n’était point du goût des Grecs, qui s’occupaient beaucoup moins des choses en elles-mêmes que de la manière dont elles étaient énoncées ; et il faut convenir qu’à cet égard Platon eut un grand avantage sur Aristote. Le premier raisonne souvent mal, ou plutôt il lui arrive rarement de raisonner juste ; mais son style, le modèle du style attique, est si élégant et si gracieux, qu’il n’est pas surprenant que ses ouvrages aient eu plus de lecteurs que ceux d’Aristote, où l’on ne trouvait que le langage de la froide raison. Les péripatéticiens eux-mêmes négligèrent les écrits de leurs deux premiers maîtres pour se jeter dans de vaines disputes de mots, et se livrer à des études étrangères à la philosophie. Il est cependant difficile de croire qu’a aucune époque les ouvrages d’Aristote aient été entièrement ignorés, comme le dit Strabon. Quoique Théophraste en eût gardé les originaux, il avait dû en laisser des copies à ses successeurs, et ils se trouvaient sans doute dans les grandes bibliothèques : mais on ne daignait pas chercher à les lire. Ils ne commencèrent à être un peu plus connus que lorsque les Romains s’adonnèrent à la philosophie. Sylla avait apporté à Rome la bibliothèque d’Apellicon, où se trouvaient les originaux des ouvrages d’Aristote et de Théophraste. Il permit à qui le désira d’en faire des copies, et Andronicus de Rhodes, se les étant procurés, les mit en ordre, y ajouta des sommaires, et les revit avec beaucoup de soin. Ils ne se répandirent cependant pas très-promptement, car Cicéron dit que de son temps, il y avait encore peu de philosophes qui les connussent. Les Romains furent les premiers qui en sentirent le prix, et ils contribueront beaucoup, ainsi que le remarque Strabon, à en ramener l’étude. Les péripatéticiens se mirent dès lors à professer la véritable doctrine d’Aristote, qui, depuis cette époque, a éprouvé une infinité de vicissitudes, dont on peut voir, l’histoire dans le traité de Launoy, de varia Aristotelis fortuna. Il n’est cependant pas indifférent de rapporter ici, ne fût-ce que