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cause encore douteuse des alliés, et rendit ainsi des services essentiels à la coalition, dont la base d’opérations était le moyen Rhin. La multiplicité d’affaires qui l’accablaient n’était égale qu’à leur importance, et il fallait pour les expédier toute l’activité, l’expérience et la présence d’esprit de Gruner. Concilier les prétentions inconciliables de chefs militaires et d’employés de tout genre, achever la soumission et la pacification du pays, improviser à tout moment des mesures d’urgence, parer aux dépenses énormes nécessitées par mille détails sur cette grande route des hommes, des ambulances et des vivres ; étudier l’esprit du pays, l’influencer, le disposer à souhaiter la domination prussienne, car Alexandre dès lors y consentait, telle fut la tache difficile de Gruner. Il s’efforçait aussi de faire disparaître les traces de la domination française, flattait les préjugés populaires, faisait sonner bien haut la liberté que les alliés laissaient à tous de ne plus peser par grammes et mesurer paramètres, et, malgré ses efforts pour simuler la modération et la réserve qui conviennent à l’homme d’État, laissait percer à toute minute une haine frénétique contre la France. Cette haine avait au moins le mérite d’être clairvoyante. Il savait que la France est riche : aussi frappait-il impitoyablement sur elle, pour lui faire rendre gorge, disait-il ; et tout en imposant des réquisitions et des corvées onéreuses, il savait encore faire entrer de fortes sommes dans la caisse des alliés. On le vit au bout de quelques mois d’administration expédier en Russie un excédant considérable. Si cette conduite lui valut les bonnes grâces de son nouveau maître l’autocrate et de.son ancien seigneur Frédéric-Guillaume, au service duquel nous le verrons bientôt rentrer, d’autre part il se fit des ennemis nombreux parmi les indigènes, qui, soit intérêt, soit conviction, pensaient que tout n’était pas mal dans la domination et les institutions françaises. Après la paix de Paris du 30 mai 1814, le gouvernement général fut coupé en deux administrations, l’une bavaro-autrichienne, l’autre prussienne, et Gruner ne fut plus chargé que de celle-ci. De Trèves il vint résider à Dusseldorf ; et comme dès cette époque le cabinet prussien savait à peu près ce que lui accorderait à la droite du Rhin le congrès de Vienne, il y organisa un provisoire analogue à l’administration prussienne, telle que devaient la rendre les modifications projetées à Berlin et déjà en partie mises à exécution depuis 1807, et fit de grands efforts et surtout des promesses pour inspirer à ses administrés un vif désir de vivre sous les lois prussiennes. Rien n’était encore officiellement décidé à cet égard, quand l’exilé de l’île d’Elbe vint comme la foudre tomber derechef aux Tuileries. C’est du gouvernement de Gruner que partirent les troupes prussiennes qui contribuerent si puissamment au dénouement de Waterloo, et cette fois encore il se trouva en rapport avec Blücher. Mais le feld-maréchal était plus insociable que jamais ; il eut avec lui plus d’une querelle. Après la seconde entrée des alliés dans la capitale de la France, Gruner y courut, espérant encore un beau gouvernement de pays conquis. On lui fit maintes promesses, comme il en avait fait aux Westphaliens et aux habitants des bords du Rhin, et on les lui tint de même. Le prince de Hardenberg avouait bien qu’on ne pouvait refuser de le placer ; mais où placer un homme tel que Gruner ? Tantôt on parlait de lui donner l’administration de tous les départements français assignés comme cantonnements aux troupes alliées ; mais Blücher réclamait à hauts cris, et ne voulait point qu’on déportât l’administrateur de son choix (l’intendant général Ribbentrop). Tantôt on était sur le point de lui confier, au nom des puissances alliées, la haute police de ce qu’elles occupaient du territoire de la France ; mais il se trouvait qu’on avait compté sans l’Autriche et M. de Metternich. Il fallut donc qu’il se contentât de faire pour le compte de la Prusse sa part de la haute police de Paris et du pays environnant ; encore vit-il sa bonne volonté bridée par mille restrictions qu’y mirent peut-être la modération naturelle du souverain, peut-être la peur de quelques sacrifices pécuniaires qui eussent été payés au décuple. Gruner n’eút point été de ceux qui orurent ruiner la France en lui prenant sept cents millions, outre ses conquêtes révolutionnaires et tout ce que lui avaient coûté les deux invasions. Il fit de son mieux pour empêcher qu’on ne nous tînt quittes si aisément, et surtout pour empêcher l’évacuation de Paris par les troupes alliées. Heureusement ses paroles firent peu d’impression : on lui demanda s’il avait peur de demeurer à Paris sans une garde. Le fait est qu’il y resta quelque temps encore après le départ des Alliés, et qu’en dépit des insinuations, des menaces même de Fouché, il s’y montra intrépide et fort inaccessible aux petites finesses et aux atermoiements du pauvre Denon, qui fut enfin réduit à lui laisser reprendre toutes ces œuvres d’art conquises par la France au prix de tant de sang et de sacrifices ! Gruner mérita ainsi, le titre d’emballeur de la sainte alliance, que lui décerna Paris. Le roi de Prusse récompensa ensuite ses services en le nommant son ambassadeur auprès du roi de Saxe. Il allait partir pour Dresde, où, coïncidence singulière, il se fût retrouvé en présence de son récent antagoniste le duc d’Otrante, quand tout à coup Frédéric-Guillaume, changeant de détermination, le chargea des mêmes fonctions près de la confédération suisse. L’ambassade de Gruner fut signalée immédiatement par la découverte de la conspiration de Grenoble, à peine ébauchée lorsqu’il en donna le premier avis aux ministres français ; mais elle n’offre nulle autre particularité de haut intérêt. Comme les ministres des trois grandes puissances