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lésie. Mais l’empereur Alexandre venait de le nommer conseiller d’État actif, et l’Angleterre le pensionnait généreusement. Ou a dit qu’il ne fit en Bohème que prendre les eaux, soigner sa santé mise en danger par la brusque nouvelle de la mort de sa deuxième femme, et méditer solitairement sur les grands événements dont la Moscovie allait être le théâtre ; mais, de bonne foi, la place du nouveau conseiller russe n’était-elle pas naturellement en Russie, à St-Pétersbourg, près de l’empereur ? Et s’il ne s’y rendait, n’est-ce pas évidemment qu’il remplissait son service ailleurs ? Ce service, on n’en saurait douter, était une mission diplomatique ; et cette mission avait pour but de pressentir les intentions de l’Autriche relativement à la guerre dans laquelle, pour le moment, elle figurait à la remorque et au profit de Napoléon. Quel intérêt si fort liait donc le beau-père à son ambitieux gendre ? Quelle part des dépouilles russes lui était promise ? En d’autres termes, quels étaient les articles du traité secret du 14 mars ? Ne pouvait-on, à certaines conditions, espérer la neutralité ou mieux encore ? Comment l’opinion publique en Autriche envisageait-elle la coopération du souverain aux envahissements sans fin de la France ? Certes, c’eût été bien de la complaisance de la part de l’empereur Alexandre de payer ainsi des conseillers pour qu’ils prissent les eaux. Qu’on joigne à cela l’absence de tout agent russe ostensible dans les États autrichiens ; cette activité de prime abord donnée par l’empereur au conseiller d’État qu’il vient d’improviser, et qui n’agit pas s’il fait là de l’hygiène et non de la diplomatie ; l’ignorance où est toute l’Allemagne du titre nouveau que possède l’ex-chef de la police de Berlin, ignorance si complète que le biographe même de Gruner (dans les Zeitgenossen) n’en savait rien ; cette affectation même de ne pas mettre le pied dans l’Autriche proprement dite ; enfin cette résidence dans une ville de bains, caravansérail mouvant où brillent et passent, rapides comme des étoiles filantes, tant de nullités et d’illustrations de tout pays. Si nous avions le temps de faire venir la liste des baigneurs de Liebwerda dans la saison de 1812, nous nommerions le grand seigneur ou la belle dame qui reçut les confidences de Gruner. Ces intrigues diplomatiques n’étaient au reste que la moitié, et une faible moitié, de ses occupations. De sa baignoire il correspondait au loin avec les membres épars de la Tugendbund, et organisait des sociétés analogues à celle-là, ou bien y affiliait par milliers de nouveaux membres. Cette correspondance animée par laquelle il la ressuscitait en quelque sorte ou du moins lui révélait à elle-même sa puissance, et aussi la chaleur, l’énergie, le succès avec lesquels il créait ainsi des milices occultes sur le modèle de la Tugendbund, l’ont même fait regarder comme le fondateur de cette célèbre société, qui existait auparavant tout organisée à Kœnigsberg. Vers juillet 1812, il travaillait à la réalisation d’un dessein gigantesque. Il ne s’agissait de rien moins que d’incendier tous les magasins de Napoléon aussitôt qu’il serait en Pologne, et d’exciter en Allemagne une insurrection générale sur les derrières de l’armée française, qui aurait alors entre elle et sa patrie la famine, le désert et une irrésistible émeute. De telles manœuvres ne pouvaient guère être un secret : trop de confidents étaient nécessaires ; dans le nombre il se trouva des traitres. Les lettres de Gruner furent interceptées ; le langage n’en était que trop suspect. L’ambassadeur français porta les plaintes les plus vives au cabinet de Berlin et demanda l’arrestation du coupable. Résister à ces notes impératives était alors chose impossible et n’eût été qu’une imprudence en pure perte : les ministres, sur l’avis du conseiller d’État Bulow, écrivirent à l’Autriche, sollicitant Pextradition de Gruner, et l’Autriche prit un tempérament. N’osant résister en face au vœu de Napoléon, elle ne voulut pourtant pas lui abandonner la victime qu’il exigeait. On enleva Gruner avec fracas ; on pilla sa maison : le bruit courut qu’on lui avait pris (et peut-être lui prit-on) plus de vingt mille thalers et une foule de papiers importants, qu’en tout état de cause l’Autriche était bien aise de voir ; et il fut conduit prisonnier à l’autre extrémité des États autrichiens, à Pétervaradin. Il n’est pas sûr qu’il y ait subi des traitements indignes de lui. Il est possible qu’à la liberté près, il eut dans sa prison tout ce qu’il pouvait souhaiter, égards, argent, bonne chère ; mais nous ne l’affirmons pas. En dépit de sa réserve diplomatique, Gruner avait laissé percer du dédain, de l’impatience pour les timides ménagements du cabinet de Schœnbrunn, et sa correspondance interceptée n’était rien moins que flatteuse pour les meneurs de la chancellerie autrichienne ; aussi fut-il très-exactement gardé non-seulement avant, mais même pendant et après cette désastreuse retraite de Russie, qui allait changer de face toute la politique européenne et amener les résultats si ardemment souhaités par Gruner. Ses fers ne tombèrent cependant qu’après l’accession de l’Autriche à la coalition, en août 1813. Il parait même que le gouvernement autrichien se fit un peu prier, et qu’il fallut que la Russie réclamât son conseiller pour qu’on lui ouvrît les portes de la citadelle de Pétervaradin. À peine libre, Gruner se rendit à Berlin, où il retrouva son ami Stein au ministère ; puis sur le théâtre de la guerre et au quartier général des alliés, où Alexandre surtout lui fit un gracieux accueil ; et lors de l’occupation des provinces du haut et du bas Rhin, il en confia le gouvernement à Gruner au nom des puissances alliées. Établi tantôt à Trèves, tantôt à Coblentz et à Mayence, le nouvel administrateur travailla de cœur à tout ce qui pouvait aider la