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sire. » Et l’empereur, qui s’attendait à une autre réponse, s’éloigna en souriant. De ces trois enfants, deux que nous avons connus devaient être plus tard madame O’Donnell et madame Émile de Girardin (voy. ce nom), les meilleurs livres de madame Sophie Gay sans doute, les véritables joyaux de Cornélie. À cette époque, madame Sophie Gay n’avait encore publié qu’une lettre adressée au Journal de Paris, et un roman intitulé Laure d’Estell, la lettre et le roman anonymes, mais dictés tous deux par la même pensée. L’apparition de Delphine avait produit une singulière émotion dans le public. La sainteté du mariage, telle que le Génie du christianisme l’avait parée d’une poésie nouvelle, les idées catholiques qui semblaient avoir vaincu les idées révolutionnaires et fermé le puits de l’abîme en le scellant du signe de la croix, un livre remettait tout en question, la critique inquiète jetait un cri d’alarme, elle dénonçait ce livre comme immoral et comme impie. Madame de Staël n’était pas en France, elle ne pouvait pas répondre à ces terribles accusations ; madame Sophie Gay prit vaillamment la plume pour défendre l’illustre exilée, et, tout émue encore de son courage, elle écrivit Laure d’Estell. Là, sous les traits de madame de Gercourt, prétentieuse perfide et pédante, figure madame de Genlis, suspecte, selon le roman, de mettre « les vices en actions et les vertus en préceptes. » Laure, l’héroïne du livre, est naturellement l’ennemie de madame de Gercourt. Elle se félicite de l’aversion qu’elle inspire à la fausse prude, et qu’elle partage, dit-elle, avec deux femmes d’un grand mérite. De ces deux femmes, l’une, on l’a reconnu, était madame de Staël ; l’autre, madame de Flahaut peut-être. Deux ecclésiastiques ont aussi une place dans ce roman, où l’un joue le rôle le plus odieux, aussi est-il l’ami de madame de Gercourt ; l’autre représente par contraste une tolérance un peu illimitée. Madame de Genlis laissa passer le roman sans paraître y prendre garde ; mais si elle avait voulu s’en occuper, l’ecclésiastique selon le vœu de madame Sophie Gay lui eût fourni l’occasion d’une facile revanche. Laure d’Estell est de 1802, Léonie de Montbreuse est de 1813. Onze années d’intervalle que remplissent les allées et venues, Aix-la-Chapelle et Paris, tous les plaisirs d’une large hospitalité et d’une société spirituelle. Madame Sophie Gay n’avait pas oublié son escarmouche avec l’empereur. Depuis ce petit engagement, elle avait eu la coquetterie de ne pas désarmer ; elle gardait une certaine attitude agressive. Son salon était un centre de réunion offert aux célébrités boudeuses, à l’aristocratie non ralliée ; mais, après tout, dans ce cercle d’illustres mécontents, il n’était question que de se divertir. On jouait un peu, on causait davantage. Madame Sophie Gay faisait de la fronde en couplets, quand elle faisait de la fronde. Elle composait plus volontiers de jolies romances, paroles et musique, Mœris, par exemple, qui a eu un grand succès. Elle avait reçu des leçons de Méhul et elle accompagnait à merveille. Elle jouait encore de la harpe, c’était l’instrument à la mode et l’instrument aimé des bras élégants, mais madame Sophie Gay en jouait avec plus d’art et d’aussi beaux bras que personne. Ce dilettantisme d’un ordre supérieur attirait autour d’elle des artistes comme Crescentini et comme madame Grassini. Garat ne voulait être accompagné que par elle. Méhul essaya la partition de Joseph, Spontini Fernand Cortez et la Vestale, au piano de madame Sophie Cay. Ce fut ainsi qu’elle atteignit la publication de son second roman. Laure d’Estell avait paru sans signature ; Léonie de Montbreuse porta les deux initiales de son auteur. À Léonie de Montbreuse succéda Anatole en 1815. Habent sua fata. Léonie de Montbreuse est peut-être le meilleur roman de madame Sophie Gay, le plus simple, le mieux conduit, le mieux étudié sur la vérité du cœur humain ; mais Anatole a eu le singulier honneur de partager la dernière veille de Napoléon Ier dans le château de Malmaison. Sur le point de partir pour la captivité de Ste-Hélène, l’empereur donna au baron Fain le volume qu’il avait lu durant toute la nuit. « Conservez ce livre en mémoire de moi, lui dit-il, je lui dois d’avoir oublié un moment mes chagrins. » Cependant, madame Sophie Gay était encore trop femme du monde, et nous le remarquons à sa louange, pour sembler tout à fait femme de lettres. Le Martyrologe littéraire de 1816, qui compte trente-quatre célébrités féminines, depuis madame Victoire Babois jusqu’à mademoiselle Caroline Wuiet, ne cite pas le nom de madame Sophie Gay. Sous la restauration, l’auteur d’Anatole donna quelques nuits de moins au monde, quelques nuits de plus au travail du cabinet. Alors commencèrent pour elle et le véritable labeur et la véritable renommée littéraire. En 1817, madame Sophie Gay publia le premier volume du Valet de chambre d’un aide de camp, dont le second et le troisième volumes parurent en 1823 sous le titre des Malheur d’un amant heureux (on reconnaît le titre d’une des plus jolies pièces de M. Scribe), en 1824, Théobald, que l’ingénieux vaudevilliste arrangea la même année pour la scène, et dont le souvenir gardé dans l’esprit de madame de Girardin y devint l’invention dramatique de la Joie fait peur ; puis, successivement, la Physiologie du ridicule, le Comte de Guiche, la Duchesse de Châteauroux, la Comtesse d’Egmont, et les Souvenirs d’une vieille femme. Madame Sophie Gay, qui jouait elle-même la comédie avec un goût très-délicat — un jour, à la fête d’Alexandre Duval, elle eut pour partners dans un proverbe impromptu, Talma, le prince de Chimay, Boïeldieu, d’Alvimare et la belle madame Grassini — madame Sophie Gay tenta également avec succès la fortune des œuvres théâtrales. En 1818, elle arrangea pour l’opéra comique la Sérénade de Regnard, dont madame Gail, la femme du savant