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ABE

obtinrent pour lui l’autorisation de voyager pour continuer ses études, pendant deux années, en Allemagne, en France et en Italie, aux frais du gouvernement suédois. Il quitta la Suède en 1825, avec plusieurs de ses camarades d’université, et arriva dans l’été de la même année à Berlin, où il se lia avec M. Crelle qui songeait déjà à la publication d’un journal pour les mathématiques transcendantes. Abel, enchanté de cette idée, fit connaître au savant Prussien un grand nombre de travaux importants qu’il avait préparés ; en lui promettant sa coopération, il lui donna une puissante impulsion pour effectuer son projet. C’est ainsi que nous devons en grande partie à Abel, sorti à peine des bancs de l’école, la publication de ce beau journal qui a mérité à M. Crelle la reconnaissance de tous les géomètres. Après un séjour de six mois, Abel quitta Berlin et se dirigea vers le midi de l’Europe. Mais, soit que son excessive modestie et sa timidité naturelle l’empêchassent de se faire connaître, soit, comme quelques personnes l’ont supposé, que les moyens qu’il avait à sa disposition ne fussent pas suffisants pour vivre commodément, il ne vit personne dans son voyage en Italie ; et même à Milan et à Turin, ou il aurait pu être apprécié et encouragé par d’illustres géomètres, il ne se présenta chez aucun d’eux. En quittant l’Italie, il se rendit à Paris, où il demeura dix mois. Il y rédigea, pour le bulletin de M. de Férussac, un extrait de son mémoire sur l’impossibilité de résoudre généralement les équations du cinquième degré, et demanda à présenter à l’Académie des sciences un mémoire sur une classe particulière de fonctions transcendantes. Personne ne devina le génie du jeune homme dont la mort, deux ans plus tard, devait retentir douloureusement dans toute l’Europe ; et ce ne fut qu’après bien des sollicitations que M. Fourier se chargea de présenter le mémoire à l’Académie. Mais par cette nonchalance des géomètres modernes, dont chacun d’eux à son tour est devenu victime, et qui fait qu’en général on ne lit presque jamais les ouvrages des jeunes mathématiciens, le mémoire d’Abel resta longtemps enfoui dans les papiers des commissaires : plus tard on le combla d’éloges, mais il n’était plus temps. Il faut le dire, Abel n’obtint aucun succès à Paris. De retour dans sa patrie après un voyage de vingt mois, il ne put avoir aucune place, aucun secours ; et, dénué de toute ressource, il alla se réfugier auprès de sa pauvre mère, à Christiania, ou il dut accepter pour vivre une place très-secondaire. Là, peu à peu, le délaissement dans lequel il vivait commença à miner sa santé : ce n’était pas tant sa pauvreté qui l’accablait, car les hommes du caractère d’Abel visent plus haut qu’a l’argent ; mais c’est qu’il sentait sa supériorité sans trouver personne qui voulut comprendre la puissance de son génie ; c’est qu’il ne pouvait parvenir à force de découvertes à vaincre l’indifférence. Son cœur se flétrit, l’excès du travail et les chagrins achevèrent de détruire sa constitution. Cependant l’amour de la science l’animait toujours ; et c’est dans cet état d’abandon et de souffrance qu’il écrivit ces beaux mémoires qui font l’admiration des géomètres, il supportait son sort sans se plaindre ; mais une fois il lui échappe quelques mots qui révèlent sa position ; il annonçait dans un de ses mémoires « que l’ensemble de ses recherches sur les fonctions elliptiques formerait un ouvrage de quelque étendue que les circonstances ne lui permettent pas de publier. » — Enfin tant de travaux remarquables, après lui avoir mérite l’estime de l’Allemagne, forcèrent les géomètres français a s’occuper de lui. M. Legendre, qui venait d’élever la voix en faveur de l’illustre géomètre de Kœnigsberg (M. Jacobi), eut encore le mérite de proclamer le premier les découvertes d’Abel. Il lui adressa en même temps une lettre très-obligeante, en lui offrant son Traité des transcendantes elliptiques. La réponse d’Abel a été publiée dans le journal de M. Crelle. Le passage suivant fait connaître l’émotion qu’éprouva le jeune géomètre, en voyant qu’a la fin on commençait à l’apprécier : « Monsieur, la lettre que vous avez bien voulu m’adresser, en date du 25 octobre (1828), m’a causé la plus vive joie. Je compte parmi les moments les plus heureux de ma vie celui ou j’ai vu mes essais mériter l’attention de l’un des plus grands géomètres de notre siècle. Cela a porte au plus haut degré mon zèle pour mes études. Je les continuerai avec ardeur ; mais si j’étais assez heureux pour faire quelques découvertes, je les attribuerais à vous plutôt qu’à moi ; car certainement je n’aurais rien fait sans avoir été guide par vos lumières. » En même temps, quatre des membres les plus distingués de l’Academie royale des sciences de Paris, MM. Lacroix, Legendre, Maurice et Poisson, ayant eu connaissance des malheurs d’Abel, s’adressèrent directement au roi de Suède pour lui recommander le sort de ce jeune géomètre[1]. On croirait qu’une démarche si noble et si extraordinaire de la part d’hommes si justement célèbres devait faire la fortune de celui qui en était l’objet… point du tout :

  1. Voici la lettre de ces savants : « Paris, le 15 septembre 1828. Sire, Les princes éclairés et généreux aiment à découvrir le mérite modeste et à réparer envers lui les torts de la fortune ; ils se plaisent à donner à l’homme de génie les moyens de jeter sur les sciences cet éclats qu’elles recevront de ses travaux et qui réfléchit sur leur gouvernement. À ce titre les soussignés, membres de l’Institut de France, se permettent de signaler a la royale bienveillance de Votre Majesté un jeune géomètre, M. Abel, dont les productions annoncent un esprit du premier ordre, et qui néanmoins languit à Christiania dans un poste peu digne de son rare et précoce talent. Ils ont osé croire que le roi de Suède, sensible peut-être au suffrage, comme aux vœux spontanés de quelques amis des sciences, daignerait s’intéresser au sort d’un homme si distingue, en l’attirant du fond de ses États au sein de sa capitale, justement illustrée dans tous les temps par ta présence des savants célèbres qu’y réunit l’académie de Stockholm. C’est auprès d’eux et à la portée des secours mutuels que peuvent s’offrir les grands talents, que leur semblerait marquée la place d’un géomètre tel que M. Abel ; mais, dans tous les cas, ils croient avoir assez fait pour lut, s’ils parviennent à fixer, en sa faveur, l’auguste attention de son souverain. Les soussigné ; se disent avec un profond respect, Sire, de Votre Majesté, les très-humbles et très-obéissants serviteurs, Legendre, Poisson, Lacroix, Maurice. ».