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ses détachements et de ses magasins, ne pouvant ni se retirer, ni combattre, ni recevoir des secours, se vit réduit à demander la paix. Les préliminaires furent signés à Kainardji, sur un tambour, par le feld-maréchal Romanzow et le lieutenant du grand vizir, Mussum-Oglou feignant d’être malade, pour éviter la honte de se trouver en présence de son vainqueur. Ce traité fut conclu dans le mois de juillet 1774. La Porte reconnut l’indépendance des petits Tatars, et toutes les mers de l’empire ottoman furent ouvertes au commerce russe. Tant d’avantages n’empêchèrent pas le cabinet de Pétersbourg de faire, pendant plusieurs armées, une guerre sourde au malheureux Abdul-Hamid. Ses généraux envahirent la Crimée, et le divan, consterné, souffrait, sans se plaindre, leurs empiétements frauduleux, et osait à peine murmurer contre cette agression publique. Abdul-Hamid voyait la décadence de son empire ; il en gémissait, et ne pouvait la prévenir ni l’arrêter. Enfin, en 1787, excite par les conseils et les promesses de l’Angleterre, il déclara de nouveau la guerre à la Russie ; mais il était trop tard : la Crimée était déjà mise au rang des provinces de Catherine. En vain le roi de Suède, Gustave III, fit en faveur des Ottomans une diversion puissante ; les armées turques ne combattirent pas sans honneur contre celles de l’Autriche, que l’empereur Joseph II avait réunies aux forces de Catherine ; mais la fortune et l’audace du prince Potemkim (voy. ce nom) rendirent ces premiers succès inutiles. Toutes les provinces turques au delà du Danube furent conquises ; Choczim et Oczakoff tombèrent au pouvoir des Russes, et l’Orient parut menacé d’une grande révolution. Abdul-Hamid mourut le 7 avril 1789, au milieu des préparatifs d’une nouvelle campagne, laissant à son neveu, Sélim, fils de Mustapha III, un empire affaibli par des pertes irréparables, des ministres lâches et corrompus, des pachas révoltés, des armées sans discipline, des généraux sans talents et sans expérience. C’est avec ces moyens et sous ces tristes auspices que ce jeune prince monta sur le trône, pour en être précipité, seize ans après, par une catastrophe encore plus funeste. E-d.


ABEILLE (Gaspard), né à Riez, en Provence, vers l’an 1648, vint de bonne heure à Paris, et fut introduit chez le maréchal de Luxembourg, qui, ayant goûté son esprit, se l’attacha en qualité de secrétaire. L’abbé Abeille fut aussi recherché du duc de Vendôme ; le prince de Conti l’estimait beaucoup, et l’emmenait souvent à l’Isle-Adam. Il plaisait à ces deux princes par sa conversation vive et animée, par le tour piquant qu’il donnait aux bons mots les plus communs. Un visage fort laid et plein de rides, qu’il arrangeait comme il voulait, lui tenait lieu de différents masques. Quand il lisait une comédie ou un conte, il se servait fort plaisamment de cette physionomie mobile pour faire distinguer les différents interlocuteurs. Reçu à l’Académie française, le 11 août 1704, ti la place de Charles Boileau, abbé de Beaulieu, Abeille fut ensuite nommé secrétaire général de la province de Normandie. Il était prieur de Notre-Dame de la Merci, et mourut à Paris le 22 mai 1718. Quoique engagé dans l’état ecclésiastique, il ne crut pas apostasier en travaillant pour le théâtre, et il composa : 1° Argélie, reine de Thessalie, tragédie en 3 actes et en vers, représentée en 1673, imprimée en 1674, in-12, et d’abord attribuée au P. de la Rue. 2° Coriolan, tragédie, repésentée et imprimée en 1676, in-12. Cette pièce eu dix-sept représentations. D’après une tradition populaire, appuyée sur un passage du Recueil des pièces fugitives d’histoire et de littérature anciennes et modernes, par Flachat de St-Sauveur, on a très-souvent répété que l’un des personnages de Coriolan, étant resté court après avoir dit ce vers :

Vous souvient-il, ma sœur, du feu roi notre père ?

un rieur du parterre répondit par celui-ci du prince Jodelet :

Ma foi, s’il m’en souvient, il ne m’en souvient guère.

Titon du Tillet et le P. Nicéron citent cette anecdote à propos d’Argélie. Mais ce vers qui fait le fonds de cette plaisanterie ne se trouve ni dans Coriolan ni dans Argélie. Olivie, de l’Académie de Marseille, n’en fit pas moins cette épitaphe assez mordante :

    Ci-git un auteur peu fêté,
Qui crut aller tout droit à l’immortalité ;
Mais sa gloire et son corps n’ont qu’une même bière ;
    Et quand Abeille on nommera,
    Dame postérité dira :
Ma foi, s’il m’en souvient, il ne m’en souvient guère.

3° Lynde[1], tragédie représentée en 1678, imprimée en 1681 à la Haye. Cette édition, la seule qu’on connaisse, est très-incorrecte. L’abbé Abeille, cédant aux suggestions de quelques personnes scrupuleuses, ne mit plus son nom aux autres ouvrages qu’il composa pour le théâtre. Cfut sous le nom de la Thuilerie qu’il donna Hercule, tragédie, jouée et imprimée en 1681 ; et Soliman, tragédie, jouée en 1680. (Voy. La Thuilerie.) La comédie de Crispin bel-esprit, qu’on trouve dans les œuvres de ce dernier, est attribuée par quelques personnes à l’abbé Abeille, qui a aussi composé Silanus et la Mort de Caton, tragédies. Ces dernières pièces ne sont pas imprimées. L’abbé Abeille a publié en différentes occasions des épîtres sur l’Amitié, 1704 ; sur l’Espérance, 1701 ; sur le Bonheur, 1715 ; et des odes sur la Constance ou Fermeté de courage, 1708 ; sur la Valeur, 1711 ; sur les Sciences 1711 ; sur la Prudence, 1715 ; sur les Stoïciens. C’est à l’occasion de l’ode sur la Constance que l’indolent et spirituel Chaulieu fit l’épigramme suivante, qui courut alors tous les salons :

Est-ce Saint-Aulaire ou Toureille,
Ou tous deux qui vous ont appris
Que, dans l’ode, seigneur Abeille,
indifféremment on ait pris

  1. On trouve l’extrait de Lyncée dans le t.9 de l’histoire du Théâtre-Français, vol. in-12. C’est une pièce aussi méprisable par la fausseté des pensées que par les défauts de versification. Elle fut joué sur le théâtre de l’hôtel Bourgogne.