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branche des mathématiques appliquées, quoiqu’un illustre géomètre l’ait appelée le sens commun réduit en calcul, n’a pas été reçue sans opposition. Encore aujourd’hui le public n’admet guère que des formules analytiques soient susceptibles de renfermer le secret des décisions judiciaires ; qu’elles puissent donner les valeurs comparatives des jugements prononcés par des tribunaux diversement constitués ; il n’adopte aussi qu’avec certaine répugnance les limites numériques entre lesquelles on s’attache à renfermer le résultat moyen de plusieurs séries d’observations distinctes et plus ou moins concordantes, Quand il s’agit d’un ordre de problèmes moins subtils, de tous ceux qui se rapportent aux jeux, il suffit de l’intelligence la plus vulgaire pour entrevoir que l’algèbre ait pu en faire son domaine ; mais là même se rencontrent, dans les détails, dans les applications, des difficultés réelles très-dignes d’exercer la sagacité des hommes du métier. Personne ne se méprend sur le danger qu’il y aurait à jouer, les mises étant égales, contre quelqu’un à qui les conditions du jeu donneraient plus de chances de gagner ; chacun aperçoit, du premier coup d’œil, que si les chances de gagner des deux joueurs sont inégales, les mises doivent l’être aussi ; que si les chances de l’un d’eux sont, par exemple, décuples de celles de son adversaire ; les mises respectives, les sommes aventurées sur chaque coup, doivent être de même dans le rapport de 10 à 1 ; que cette exacte proportionnalité des mises aux chances est la règle nécessaire, caractéristique, mais suffisante de tout jeu loyal. Cependant il est des cas où, malgré l’observation de ces conditions mathématiques, un homme raisonnable ne consentirait pas à jouer. Qui voudrait, par exemple, eût-il un million de chances contre une en sa faveur, risquer un million, dans l’espérance de gagner un franc ? Pour expliquer cette anomalie, ce désaccord entre les résultats du calcul et les inspirations du sens commun, Buffon trouva qu’il fallait ajouter une considération nouvelle à celles qui jusqu’à lui avaient paru suffire ; il parla d’appréciation morale ; il fit la remarque que nous ne pouvons pas, ne fût-ce que par instinct, nous empêcher de tenir compte des effets qu’auront sur notre position sociale, sur nos habitudes, sur nos jouissances, la perte ou le bénéfice attachés aux jeux qu’on nous propose ; Buffon aperçut que l’avantage dont un bien peut être l’origine ne saurait se mesurer sur la valeur absolue de ce bien, et abstraction faite de la fortune à laquelle il va s’ajouter. Le rapport géométrique de l’accroissement de fortune à la fortune primitive lui sembla devoir conduire à des appréciations beaucoup plus en harmonie avec notre manière d’être. En adoptant cette règle, on comprend à merveille, par exemple, comment avec un million de chances favorables contre une seule chance contraire, tout homme doué de la plénitude de sa raison ne consentirait pas à jouer un million contre un franc. L’introduction de considérations morales dans la théorie mathématique du jeu en a certainement affaibli l’importance, la clarté, la rigueur. Ou devait donc regretter que Buffon en eût fait usage pour arriver à la conséquence qu’il énonce ainsi « Une longue suite de hasards est une chaîne fatale, dont le prolongement amène le malheur ; » en termes moins poétiques, un joueur de profession court à une ruine certaine, Cette proposition est d’une importance sociale : Ampère sentit le besoin de la démontrer, sans rien emprunter aux considérations dont l’illustre naturaliste et le non moins célèbre Daniel Bernoulli avaient fait. Tel fut le principal objet de l’ouvrage qui parût à Lyon en Lyon en 1802, avec le titre modeste de : Considérations sur la théorie mathématique du jeu. L’auteur s’y montre calculateur ingénieux et exercé ; ses formules ont de l’élégance et le conduisent à des démonstrations purement algébriques, de théorèmes qui semblaient devoir exiger l’emploi de l’analyse différentielle. La question principale s’y trouve, du reste, complètement résolue — Pendant son séjour dans le chef-lieu du département de l’Ain, les sciences n’absorbèrent pas tellement toutes les pensées d’Ampère, qu’il ne se trouvât le temps de cultiver les lettres et même le poésie légère ; témoin une épitre dont il fut donné lecture, le 26 germinal au 11, à la Société d’Émulation de l’Ain, et qui commence ainsi :

Vous voulez donc, belle Émilie,
Que de Gresset et d’Hamilton
Dérobant le léger crayon,
J’aille chercher, dans ma folie,
S’il reste encor quelque bouton
De tant de fleurs qu’ils ont cueillies.
Souvent mes tendres rêveries, etc.


Qui sait si Émilie n’était pas un de ces êtres imaginaires sur lesquels les poëtes jettent à pleines mains toutes les perfections qu’ils ont rêvées ? Au reste, la femme éminemment belle et bonne qui unit sa destinée à celle du professeur de Bourg avait, elle aussi, excité sa muse. Voici l’heureux début d’une des épitres d’Ampère à sa femme :

Que j’aime à m’égarer dans ces routes fleuries
Où je t’ai vue errer sous un dais de lilas !
Que j’aime à répéter aux nymphes attendries,
Sur l’herbe ou tu t’assis, les vers que tu chantas !
Les voila, ces jasmins dont je t’avais parée ;
Ce bouquet de troène a touché les cheveux, etc.


Ampère avait composé, pendant sa première jeunesse, une tragédie sur la mort d’Annibal, dans laquelle on remarquait de très-beaux vers et les plus nobles sentiments. ─ La théorie mathématique du jeu, favorablement appréciée par Lalande et Delambre, valut à son auteur le plaisir d’être employé à Lyon, et peu de temps après la place de répétiteur d’analyse à l’école polytechnique. À la fois géomètre et métaphysicien, Ampère, des son arrivée à Paris, vécut dans deux sociétés distinctes. Ces sociétés avaient pour unique trait de ressemblance la célébrité de leurs membres. D’un côté se trouvaient la première classe de l’ancien Institut, les professeurs et les examinateurs de l’école polytechnique, les professeurs