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pores. Mais à la musique étudiée du célèbre compositeur allemand succédèrent inopinément des mélodies simples, douces, et Ampère se trouva transporté dans un nouveau monde ; et l’émotion qu’il éprouva se trahit encore par d’abondantes larmes : la fibre qui unissait son oreille et son cœur venait d’être touchée, et vibrait pour la première fois. — Ampère fut donc, relativement aux beaux-arts, à peu près aveugle jusqu’à dix-huit ans, à peu près sourd jusqu’à trente. C’est dans un âge intermédiaire, c’est à vingt et un ans que son cœur s’ouvrit tout à coup à l’amour. Ampère, qui écrivait si peu, a laissé des cahiers où, sous le titre Amorum, il consignait, jour par jour, l’histoire touchante, naïve, vraiment admirable de ses sentiments. En tête du premier cahier on lit ces paroles : « Un jour que je me promenais après le coucher du soleil, le long d’un ruisseau solitaire… » La phrase est restée inachevée. On peut la compléter à l’aide des souvenirs de quelques amis d’enfance du savant académicien. Le jour était le 10 août 1790. Le ruisseau solitaire coulait non loin du petit village de St-Germain, à quelque distance de Poleymieux. Ampère herborisait ; ses yeux, en parfaite condition pour bien voir depuis l’aventure du coche de la Saône, ne restaient pas si exclusivement attachés aux pistils, aux étamines des fleurs, aux nervures des feuilles, qu’ils ne lui montrassent à quelque distance deux jeunes et jolies demoiselles, au maintien modeste, faisant des bouquets dans une verte prairie. Cette rencontre décida du sort du jeune botaniste. Jusque-là, l’idée du mariage ne s’était pas même offerte à son esprit. On pourrait supposer qu’elle s’y infiltra doucement, qu’elle y germa peu à peu ; mais ce n’est pas ainsi que procèdent les imaginations romanesques. Ampère se fût marié le jour même ; la femme de son choix, la seule qu’il eût acceptée, était une de ces deux jeunes filles qu’il apercevait au loin, dont il ne connaissait pas là famille, dont il ignorait le nom, dont la voix n’avait jamais frappé son oreille. Les choses ne marchèrent pas avec cette rapidité : c’est trois ans après seulement que la jeune personne du ruisseau solitaire et de la prairie ; que mademoiselle Julie Carron devint madame Ampère. Le futur académicien était sans fortune. Avant de lui donner leur fille, les parents de mademoiselle Carron exigèrent prudemment qu’il songeât aux charges que le mariage lui imposerait, ou, même on dit vulgairement dans le monde, qu’il prit un état. Tout entier à son amour, Ampère permit qu’on discutât sérieusement s’il s’installerait derrière un comptoir : si du matin au soir il déplierait, plierait, et déplierait encore les belles soieries de la fabrique lyonnaise ; si sa mission consisterait principalement à retenir les acheteurs par des paroles engageantes, à maintenir les prix avec fermeté, mais sans impatience ; à disserter à perte de vue sur la finesse des tissus, le goût des ornements, la solidité des couleurs. Ampère, sans qu’il mit sien, échappa à l’immense danger qui le menaçait. La carrière des sciences ayant prévalu, dans une assemblée de famille, il quitta ses montagnes chéries pour allers Lyon donner des leçons particulières de mathématiques. Cette époque a marqué à plus d’un titre dans la vie d’Ampère. C’est alors qu’il forma des liaisons d’un genre bien rare au temps où nous vivons, car elles subirent, sans s’affaiblir, l’épreuve de plus d’un demi-siècle de crises politiques et de bouleversements de toute espèce. Les nouveaux amis, dominés par des goûts communs, se réunissaient de très-grand matin chez un d’eux, M. Lenoir. Là, sur la place des Cordeliers, au cinquième étage, avant le lever du soleil, sept, ou huit jeunes gens se dédommageaient d’avance des ennuis d’une journée que les affaires devaient absorber, par la lecture à haute voix de la Chimie de Lavoisier. Cet ouvrage, où la sévérité de la méthode, la lucidité de la rédaction, le disputaient à l’importance des résultats, excita chez Ampère un véritable enthousiasme. Le public, quelques années plus tard, fut étonné de trouver un profond chimiste dans le professeur d’analyse transcendante à l’école polytechnique ; mais alors on n’avait encore rien appris sur les réunions studieuses de la place des Cordeliers de Lyon. En y regardant de bien près, il est rare qu’on ne découvre pas dans la vie de chaque homme les liens souvent presque imperceptibles qui rattachent les mérites et les goûts de l’âge mûr à des impressions de jeunesse. — Le mariage d’Ampère, eut lieu le 15 thermidor an 7 (2 août 1799). La famille de mademoiselle Julie Carron n’admettant point la validité des pouvoirs des prêtres assermentés, seuls reconnus alors par la loi civile, il fallut que la cérémonie religieuse se fit clandestinement. Cette circonstance laissa dans l’esprit du savant géomètre des traces profondes. — Ampère, au comble d’un bonheur qui devait peu durer, partagea doucement ses journées entre sa famille chérie, des amis sincères et les élèves particuliers dont il dirigeait l’instruction mathématique. Le 24 thermidor an 8 (12 août 1800), sa femme lui donna un fils qui devait, jeune encore, prendre rang dans l’élite de la littérature française. Devenu père de famille, Ampère ne pouvait ni ne devait se contenter de la position précaire d’un maître courant le cachet. Il obtint, dans le mois de décembre 1801, la chaire de physique à l’école centrale du département de l’Ain, et se rendit à Bourg, en s’imposant le bien rude sacrifice de laisser à Lyon sa femme déjà gravement malade et son enfant. — Jusqu’ici, les études, les recherches d’Ampère n’ont eu aucun retentissement. Tout est resté renfermé dans le cercle, fort restreint, de quelques amis ; il n’est pas même nécessaire de faire une exception spéciale pour deux mémoires manuscrits adressés à l’académie de Lyon. Maintenant, au contraire, le jeune savant va se révéler au public, et, comme on doit s’y attendre, ce sera à l’occasion d’une question controversée, ardue, d’une solution difficile. — Les spéculations d’un joueur du grand monde, du chevalier de Méré, firent naître, dans le siècle de Louis XIV, le calcul des probabilités, ou du moins tournèrent de ce côté les idées de Pascal et de Fermat, deux des plus grands génies dont la France puisse s’enorgueillir. Cette