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étonner ; mais que dire de la force unie à la flexibilité que suppose une intelligence capable de s’assimiler, sans confusion et d’après une lecture par ordre alphabétique, la substance des matières si variées qui figurent dans le grand dictionnaire de d’Alembert et de Diderot ? La modeste bibliothèque d’un négociant retiré ne suffit bientôt plus au jeune écolier ; M. Ampère conduisit alors son fils de temps en temps à Lyon, où il allait consulter les livres les plus rares, entre autres, les œuvres de Bernoulli et d’Euler. Lorsque l’enfant chétif, délicat, adressa pour la première fois sa demande au bibliothécaire de la ville : — « Les œuvres d’Euler et de Bernoulli ! s’écria M. Daburon, y pensez vous, mon petit ami ? Ces ouvrages figurent au nombre des plus difficiles que l’intelligence humaine ait jamais produits ! — J’espère néanmoins être en état de les comprendre, repartit l’enfant. — Vous savez, sans doute, qu’ils sont écrits en latin ? » ajouta le bibliothécaire. Cette révélation atterra un moment le jeune Ampère : il n’avait pas encore étudié la langue latine. Au bout de peu de semaines, l’obstacle avait entièrement disparu. — Ce qu’Ampère cherchait surtout, même dans ses premières lectures, c’étaient des questions à approfondir, des problèmes a résoudre. Le mot langue du 9e volume de l’Encyclopédie le transporte sur les rives de l’Euphrate, à la tour de Babel, de biblique célébrité. Il y trouve les hommes parlant tous le même idiome. Un miracle engendre subitement la confusion. Chaque peuple a, dès lors, une langue à part. Ces langues se mêlent, se corrompent et perdent peu à peu les caractères de simplicité, de grandeur, qui distinguaient leur souche commune. Découvrir cette souche, ou du moins la reconstituer avec ses anciens attributs, était un problème assurément très-difficile. Personne n’oserait affirmer que le jeune Ampère envisagea la question de la langue universelle avec autant de généralité, de profondeur, que l’avaient fait Descartes et Leibnitz ; on peut du moins remarquer qu’il n’en renvoya pas la solution, comme le premier de ces immortels philosophes, au pays des romans. Il ne se borna pas non plus, à l’exemple du second, à disserter sur les merveilleuses propriétés du futur instrument : cet instrument, il le créa. Les amis lyonnais d’Ampère ont tenu dans leurs mains une grammaire et un dictionnaire, fruits d’une infatigable persévérance, et qui renfermaient déjà le code à peu près achevé de la nouvelle langue ; plusieurs l’entendirent réciter des fragments d’un poëme, composes dans cette langue nouvelle, et rendent témoignage de son harmonie, la seule chose, à vrai dire, dont ils pussent juger. On se souvient aussi de la joie qu’éprouva Ampère devenu académicien, le jour ou, parcourant l’ouvrage d’un voyageur moderne, il découvrit, dans le vocabulaire de certaine peuplade africaine, diverses combinaisons auxquelles il s’était lui-même arrêté. Tel fut aussi le principal mobile de la vive admiration d’Ampère pour le sanscrit. Un travail parvenu à ce degré d’avancement ne doit pas être condamné a l’oubli. La réalisation d’une pensée de Descartes et de Leibnitz intéressera toujours les philosophes et les philologues. — à l’époque d’un de ses plus violents paroxysmes, en 1793, la tempête révolutionnaire pénétra jusque dans les montagnes de Poleymieux. Jean-Jacques Ampère s’en alarma. Pour échapper à un danger que ses sentiments d’époux et de père avaient peut-être grossi outre mesure, il eut la fatale pensée de quitter la campagne, de se réfugier à Lyon, et d’y accepter les fonctions de juge de paix. Après le siége de cette ville, Collot d’Herbois et Fouché y établirent, sous le nom. malheureusement spécieux de représailles, d’exécrables massacres quotidiens. Jean Jacques Ampère fut une de leurs victimes, moins encore comme ayant été juge d’instruction pendant le procès de Chalier, qu’à raison de la qualification banale d’aristocrate, dont l’affubla, dans le terrible mandat d’arrêt, un homme qui, peu d’années après, devait avoir sur les panneaux de son carrosse des armoiries brillantes, et signer du titre de duc les trames qu’il ourdissait contre la France et contre Napoléon, son bienfaiteur. Le jour où il monta sur l’échafaud, Jean-Jacques Ampère écrivit à sa femme une lettre sublime de simplicité, de résignation, de sensibilité courageuse. On y lisait ces paroles : « Ne parle pas à Joséphine (c’était le nom de mademoiselle Ampère ; du malheur de son père ; fais en sorte qu’elle l’ignore. Quant à mon fils, il n’y a rien que je n’attende de lui ! » Hélas ! la victime se faisait illusion. Le coup était trop rude ; Ampère en fut terrasse. Ses facultés intellectuelles, si actives, si ardentes, si développées, firent subitement place à un véritable idiotisme. Il passait sa vie à contempler machinalement le ciel, ou à faire de petits tas de sable. Si des amis, inquiets sur un dépérissement rapide dont les conséquences semblaient devoir être fatales et prochaines, entraînaient le pauvre jeune homme dans les bois voisins de Poleymieux, il était (pour se servir de ses propres expressions) « un témoin muet. un visiteur sans veux et sans pensée. » Ce sommeil de tout sentiment moral et intellectuel durait depuis plus d’une année, lorsque les Lettres sur la botanique de J.-J. Rousseau tombèrent dans les mains d’Ampère. Le langage limpide, harmonieux de cet ouvrage, pénétra l’âme du jeune malade et lui redonna du nerf ; tels les rayons du soleil levant percent les épais brouillards du matin et portent la vie dans le sein des plantes que le froid de la nuit avait engourdis. À la même époque. un volume, ouvert par hasard, offrit aux regards d’Ampère quelques vers de l’ode d’Horace à Licinius. Ces vers, il ne les comprenait pas, lui qui précédemment avait appris du latin tout juste pour lire des mémoires de mathématiques ; leur cadence, toutefois, le charma. Dès lors, par une rare exception au principe du moraliste qui déclarait le cœur humain inhabile à nourrir à la fois plus d’une vive passion, Ampère se livra avec une ardeur infinie à l’étude simultanée des plaintes et des poëtes du siècle d’Auguste. Un volume du Corpus Poeatarum latinorum, l’accompagnait dans ses herborisations, tout aussi bien que l’ouvrage de Linné. Les prés, les collines de Poleymieux