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ALF

en Piémont, sans avoir cherché à rien connaître, à rien étudier, à rien voir. Son second tour fut encore plus étendu et plus rapide : en dix-huit mois, il parcourut l’Allemagne, le Danemark, la Suède, la Russie, la Prusse, revint par Spa et par la Hollande en Angleterre. Son second séjour à Londres ne fut marqué que par des folies d’amour, et par les aventures scandaleuses qui en furent la suite. Il y resta sept mois, et reprit sa course par la Hollande, la France, l’Espagne, le Portugal, d’où il s’élança, avec toute la rapidité des chevaux de poste, à travers l’Espagne et la France, et fut de retour à Turin le 5 mai 1772. Un amour violent et mal placé, quoiqu’il eût pour objet une grande dame de ce pays, l’absorba tout entier pendant deux ans ; mais cette passion eût pour lui l’heureux effet de lui inspirer, pour la première fois, le goût de la poésie et le désir de faire des vers. Après quelques faibles essais, il parvint à composer une espèce de tragédie de Cléopâtre, qui fut jouée à Turin le 16 juin 1775, avec une petite pièce (les Poëtes), où l’auteur se moquait lui-même de sa tragédie. Le succès de ce double essai, quoique borné à deux représentations, décida du sort d’Alfieri, et ce fut pour lui l’époque d’une nouvelle vie. Il ne savait alors que médiocrement le français, presque pas l’italien, et point du tout le latin. Il entreprit d’oublier entièrement la première langue, d’apprendre parfaitement la seconde, et assez la troisième pour entendre les auteurs classiques. L’étude du latin et du toscan pur, et la composition dramatique, selon un nouveau plan qu’il conçut, et de nouvelles idées qu’il se proposa de suivre dans toutes ses pièces, remplirent alors son temps, fournirent un aliment à l’activité de son esprit, et firent de l’homme le plus oisif, l’homme le plus laborieux et le plus occupé. Philippe II et Polynice furent ses deux premières tragédies ; Antigone suivit de près ; puis à différents intervalles, Agamnemnon, Virginie et Oreste ; la Conjuration des Pazzi et Don Garcia ; Rosmonde, Marie Stuart, Timoléon et Octavie ; Mérope et Saül ; cette dernière en 1782. C’était quatorze tragédies en moins de sept ans ; encore l’auteur avait-il écrit plusieurs autres ouvrages, soit en prose comme la traduction de Salluste, et le Traité de la tyrannie ; soit en vers, comme le poëme de l’Étrurie vengée, en 4 chants, et les cinq grandes Odes sur la révolution d’Amérique. Il avait été de plus détourné par des déplacements et des voyages, dont un en Angleterre, seulement pour acheter des chevaux ; enfin par les agitations d’une passion vive et constante pour une femme distinguée par son mérite et par son rang. Séparés en Italie par divers obstacles, ils se rejoignirent en Alsace, où Alfieri reprit le cours de ses travaux. Il y fit Agis, Sophonisbe, Mirrha, et, dans un autre voyage, Brutus Ier et Brutus II. Malgré son peu de goût pour la France, il vint alors à Paris pour y faire imprimer son théâtre, en même temps qu’il faisait imprimer à Kehl d’autres ouvrages, en vers et en prose, qui auraient éprouvé des difficultés en France, entre autres le traité de la Tyrannie, et celui du Prince et des Lettres, qu’il avait fait depuis. Il était à Paris depuis près de trois ans avec son amie, qui, étant devenue libre, s’était réunie à lui, et ne l’a plus quitté. Ses éditions étaient presque terminées quand la révolution éclata. L’ode qu’il fit sur la prise de la Bastille (Parigi Sbastigliato) prouve assez de quel œil il vit cet événement ; mais bientôt les circonstances devinrent plus difficiles, et, après un assez court voyage en Angleterre, le 10 août 1792 ayant donné à Paris, à la France et à la révolution un aspect effrayant, Alfieri et son amie partirent, avec des difficultés nées de ce moment de trouble, regagnèrent précipitamment l’Italie, et se fixèrent à Florence. On commit, après son départ, l’injustice barbare de traiter en émigré cet étranger célèbre, de saisir et de confisquer ses meubles et ses livres. La plus grande partie de sa fortune était placée dans les fonds de France, il la perdit. Il ne sauva enfin de tout ce naufrage que les ballots de la belle édition de son théâtre, sortie des presses de P. Didot ; ceux qui contenaient ses éditions de Kehl se perdirent et n’ont jamais été retrouvés depuis. De là vint cette haine implacable qu’il conçut contre la France, qui n’a fait que s’accroitre ensuite par les événements survenus dans son pays même, et qu’il n’a cessé d’exhaler dans tout ce qu’il a écrit jusqu’à la fin de sa vie[1]. Le travail était devenu un besoin pour lui. Parmi les études auxquelles il se livra dans ses dernières années, il faut mettre celle du grec, qu’il entreprit à quarante-huit ans, et qu’il ne cessa de suivre avec une ardeur infatigable. Des traductions du grec, quelques nouvelles compositions dramatiques, des comédies d’un genre nouveau, des satires, occupaient le reste de son temps. Il s’excéda enfin de travail ; des erreurs de régime achevèrent de l’épuiser, et il mourut à Florence, le 8 octobre 1803. Peu de temps avant sa mort, voulant, disait-il, se récompenser lui-même d’avoir réussi, après tant de peines, à apprendre le grec, il imagina un collier d’ordre, sur lequel devaient être gravés les noms de vingt-trois poëtes, tant anciens que modernes, et dont il voulait se décorer. Ce collier devait être exécuté en or, en pierres dures, et enrichi de pierres précieuses. Un camée, représentant Homère, y était attaché, et, à l’exergue, étaient deux vers grecs de la composition de l’auteur, qui les traduisit ensuite en italien ; mais il dissimula en partie dans sa traduction l’orgueil du texte grec. Il signifie littéralement : « Alfieri, en se faisant lui-même chevalier d’Homére, inventa un ordre plus noble (plus divin) que celui des empereurs. » Il fut enterré dans l’église de Ste-Croix, où reposent un grand nombre d’hommes célèbres. La respectable amie qui lui survit lui destina aussitôt un tombeau magnifique, en marbre, dont le célèbre Canova fit

  1. Alfieri se trouvait à Florence en 1798, lorsque le malheureux roi de Sardaigne y passa, poursuivi par les ordres du Directoire de France. Le poëte, qui depuis longtemps se repentait de ses premières opinions en faveur de la révolution, profita de cette circonstance pour se présenter devant son souverain et faire amende honorable. Ce fut alors que Charles Emmanuel, faisant allusion à son ouvrage révolutionnaire sur le tyrannie, lui dit ce mot remarquable : « Voici votre tyran. » M-d j.