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terrible bataille de Borodino, la pus meurtrière dont l’histoire fasse mention, si les Russes n’eussent pas eux-mêmes abandonné les positions qu’ils avaient défendues avec tant d’acharnement. S’efforçant toujours de ne laisser après eux qu’un désert, ils évacuèrent Moscou, se replièrent par la route de Kalouga sur Tarentino, y formèrent leur camp et rallièrent leurs forces. Napoléon prit possession de l’antique capitale des czars ; mais, le lendemain du jour où il y fit son entrée, un affreux incendie, allumé par les Russes eux-mêmes, se déclara dans plusieurs quartiers de la ville avec une telle violence, que des le premier instant il n’y eut pas d’espoir de l’éteindre, et qu’en peu de jours les neuf dixièmes des maisons devinrent la proie des flammes. Lorsqu’il apprit ce désastre auquel il s’attendait sans doute, Alexandre fit entendre quelques paroles de compassion sur les pertes de ses sujets ; mais il ne montra point d’abattement. Ne paraissant considérer un si grand malheur que comme une injure de plus que les Russes avaient a venger, il s’affermit dans la résolution de ne recevoir de l’ennemi aucune proposition de paix avant de l’avoir repoussé hors du territoire russe. L’aide de camp Lauriston ayant été reçu au quartier général de Koutousoff, le czar manifesta son mécontentement de cette entrevue, et il défendit à ses généraux toute espèce de communication avec l’ennemi. Ce fut avec cette force de résolution que, secondé par le dévouement de ses peuples et de son armée, Alexandre parvint a renverser les projets de son imprudent adversaire. Après trente-cinq jours d’une funeste attente. Napoléon quitta enfin Moscou, et marcha conne l’armée russe, qui lui résista avec plus de force qu’il ne s’y était attendu dans la redoutable position de Malo-Jaroslawitz. Alors il ne lui resta d’autre ressource qu’une retraite trop longtemps différée, et les Russes n’eurent plus qu’a poursuivie une armée harassée de fatigues, dévorée par le froid et la faim, et dont aucun soldat peut-être n’eût revu le sol de la patrie si les généraux d’Alexandre n’eussent pas commis les fautes les plus graves. Ce prince qui, par des motifs faciles à comprendre, s’était tenu éloigné de son armée, la rejoignit à Wilna le 22 décembre 1812. Après avoir comble Koutousoff des plus flatteuses récompenses, il accorda une amnistie à tous les habitants des provinces polonaises[1], qui, entrainés par les promesses de l’ennemi, s’étaient montrés contraires à la Russie. Mais un fait plus honorable encore, et surtout plus réel que quelques autres du même genre que l’on a tant vantés, ce fut sa visite à l’hospice de St-Basile, où la plus horrible épidémie avait accumulé des milliers de pestiférés, presque tous Français. Aucun danger ne put effrayer l’empereur ; il parut au milieu de ces malheureux, les consola, leur fit donner des secours ; enfin il les traita tous avec une égale bonté et comme s’ils eussent été ses propres soldats. ─ Cette guerre durait à peine depuis six mois, et déjà le czar avait recueilli le fruit principal de sa constance et de sa fermeté : le sol de la patrie était libre d’ennemis, et après une campagne si courte que les français en étaient complètement éloignées. Néanmoins une tache considérable restait à remplir : il fallait profiter de ces avantages pour se mettre désormais à l’abri de tentatives pareilles ; il fallait surtout réparer par soins assidus les maux que cette terrible invasion avait faits aux peuples. Alexandre s’efforça d’appliquer les plus prompts remèdes aux plaies les plus sanglantes. Cependant, ne perdant pas de vue ses vastes plans, il en consigna les principes dans une déclaration qui fut publiée le 10, 22 février 1813, à Warsovie[2]. À cet

  1. Cette mesure regardait principalement les seigneurs lithuaniens qui avaient abandonne la cause de la Russie et qui attendaient dans l’anxiété le sort qui leur était réservé.
  2. Cette pièce nous paraît trop importante ; elle caractérise trop l’irritation de cette époque pour n’être pas transcrite ici tout entière.

    « Au moment ou tous les temples de notre vaste empire retentissent des actions de grâces pour nos victoires, au moment où nos braves soldats, profitant des qu’ils en doivent qu’à leur courage, s’élancent à la poursuite des féroces brigands qui naguère comptaient se partager les champs des valeureux Slaves nous avons jugé convenable d’instruire l’Europe de nos projets. La divine providence, en servant la plus juste des causes, a sonné elle-même le tocsin qui appelle toutes les nations à la défense de l’honneur et de la patrie. C’est aux peuples comme aux rois que nous rappelons leur devoir et leur intérêt. Depuis longtemps nous nous étions aperçus que l’asservissement de tout le continent était le but où tendaient toutes les intrigues et tous les forfaits de la puissance française. Nous reposant sur la bravoure de nos soldats, nous étions sans inquiétude sur l’intégrité de notre empire ; renfermant en nous-même notre indignation, nous voyions avec douleur et sans crainte l’asservissement de tant de peuples qui ne répondaient que par des larmes à la tyrannie sous laquelle ils gémissaient. La guerre de 1806, où nous fûmes abandonnés et trahis par nos alliés, nous interdisait toute espèce de rapport avec les princes esclaves qui livraient leurs malheureux pays a l’insatiable ambition d’un homme que le Tout-Puissant avait sans doute déchainé pour châtier monarques et vassaux. Uniquement occupés de nos fidèles peuples, nous ne voulions pas troubler leurs tranquillité pour des causes qui leur étaient étrangères. Trompé par notre apparente inactivité, notre ennemi a cru pouvoir nous dicter des lois. Il a rassemblé des troupes innombrables, les a dirigés sur nos frontières. Le Russe a volé aux armes ; tout homme voulait être soldat pour défendre sa religion et ses foyers. Nous avons arrêté cet élan généreux, et, sans s’étonner de l’immense supériorité numérique de l’ennemi, nos braves, par des manœuvres habiles, l’ont attiré au centre de l’empire qu’il voulait anéantir. Sa marche a été signalé par des actes de la plus atroce férocité : il s’est vengé, en brûlant nos villes, de ce que leurs habitants avaient livré aux flammes les magasins qui auraient pu lui être de quelque utilité. Nos troupes se sont réunis, et ont montré aux yeux de l’univers étonné qu’il existait encore des soldat de la Trébia et de l’Eylau.

    « Profitant de nos victoires, nous tendons une main secourable aux peuples opprimées. Le moment est venu : jamais occasion plus belle ne se présenta à la malheureuse Allemagne ; l’ennemi fuit sans courage et sans espoir. Il étonne par son effroi les nations accoutumées à n’être étonnées que de son orgueil et de sa barbarie. C’est avec la franchise qui convient à la force que nous parlons aujourd’hui. La Russie et sont intrépide alliée, l’Angleterre, qui depuis vingt ans ébranle le colosse des crimes qui menace l’univers, ne pensent point à s’agrandir. Ce sont nos bienfaits, et non les limites de notre empire, que nous voulons étendre jusqu’aux nations les plus reculées. Les destinées du Vésuve et de la Guadiana ont été fixées sur les bords du Borysthène : c’est la que l’Espagne recouvrera la liberté qu’elle défend avec tant d’héroïsme et d’énergie dans un siècle de faiblesse et de lâcheté.

    « Autrichiens, qu’espérez-vous de l’alliance des Français ? vous payez de vos plus belle provinces la perspective d’aller quelque jour perdre la vie sous le fer des Espagnols, pour la défense d’une cause injuste et sacrilège : votre commerce détruit, votre honneur souillé, vos drapeaux, jadis décorés par la victoire, s’abaissant devant l’aigle française, voila les trophées de cette à jamais honteuse ! L’adulation et l’intrigue sont les armes de la faiblesse ; aussi dédaignons-nous de les employer : c’est en rappelant aux souverains leurs fautes, aux sujets leur pusillanimité, que nous voulons ramener les uns et les autres à un système qui rendra à l’Europe sa gloire et sa tranquillité.

    « Rappellerons-nous à la Prusse les horribles infortunes qui l’ont accablée ! ce souvenir pourrait accroitre sa fureur, mais non son courage ; de toutes parts on vole aux armes : les villes et les campagnes de la monarchie de Frédéric semblent ranimées par son génie, et promettent des succès dignes de leur dévouement.

    « Hessois, vous vous rappelez encore le prince qui fut votre père : la campagne de 1807, où l’entreprise du duc de Brunswick suffit pour vous arracher à vos familles et vous entraîner à la suite de cet Armimus nouveau, a prouvé avec quelle impatience vous portiez vos fers.

    « Saxons, hollandais, Belges, Bavarois, nous nous adressons les mêmes paroles ; réfléchissez, et bientôt vos phalanges vont s’accroître de tous ceux qui, au milieu de la corruption qui vous dégrade, ont conservé quelque ombre d’honneur et de vertu : la crainte peut encore enchaîner vos souverains ; qu’une funeste obéissance ne vous retienne pas : aussi malheureux que vous, ils abhorrent la puissance que doivent couronner votre bonheur et leur liberté. Nos troupes victorieuses vont poursuivre leur marche jusque sur les frontières de l’ennemi. Là, si vous vous montrez digne de marcher à côté des héros de la Russie ; si les malheurs de votre patrie vous touchent ; si le Nord imite l’exemple sublime que donnent les fiers Castillans, le deuil du monde est fini : nos généreux bataillons entreront dans cet empire dont une seule victoire a écrasé la puissance et l’orgueil.

    « Si même cette nation dégénère, puisant des des événements aussi extraordinaires quelques sentiments généreux, jetait des yeux baignés de larmes sur le bonheur dont elle a joui sous ses rois, nous lui tendrions une main secourable ; et cette Europe, sur le point de devenir une main secourable ; et cette Europe, sur le point de devenir la proie d’un monstre, recouvrerait à la fois son indépendance et sa tranquillité, et de ce colosse sanglant qui menaçait le continent de sa criminelle éternité il ne resterait qu’un éternel souvenir d’horreur et de pitié.

    « Nous adressons au peuple, par ce manifeste, ce que nous avons chargé nos envoyés de dire aux rois ; et si ceux-ci, par un reste de pusillanimité, persistent dans leur funeste système de soumission, il faut que la voix de leurs sujets se fasse entendre, et que les princes qui plongeraient leur peuples dans l’opprobre et le malheur soient entraînés par eux à la vengeance et à la gloire. Que la Germanie rappelle son antique courage, et son tyran n’existe plus. »