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cet embrassement ; » expression poétique et naïve du prestige qu’exerçait encore sur les imaginations le souvenir de cet amour merveilleux dont la puissance ranimait la cendre refroidie d’un tombeau fermé depuis plus de vingt ans. ― Pierre Abailard fut le véritable fondateur de la philosophie scolastique et le plus beau génie du 12e siècle. C’est à tort qu’on l’a présenté comme un artisan de paroles vides et sonores, comme un disputeur sans conviction, soutenant le pour et le contre, sans autre but que de faire briller son esprit. Non, le philosophe qui suivit sans dévier la voie périlleuse qu’il s’était tracée lui-même, qui puisa dans sa conscience ferme la force de braver d’incessantes persécutions, et qui souffrit toute sa vie par dévouement à ses principes, n’a pas joué le rôle des sophistes grec. Ce que nous connaissons de son caractère et de ses écrits nous autorise à affirmer qu’il pratiqua la contradiction comme un devoir, et ne céda qu’au désir d’éclairer ses semblables. Enrôlé sous la bannière d’Aristote, il se montra fidèle à cette belle devise du disciple de Platon : Amicus Socrates, amicus Platon, magis amica veritas. Qu’Abailard ait sacrifié quelquefois, surtout dans sa jeunesse, au goût de son siècle pour les disputes frivoles et vaines, pour les finesses et les subtilités de la logique, c’est ce que personne ne saurait nier ; mais il est juste d’ajouter que l’ensemble de son œuvre porte un caractère sérieux, utile et durable, et qu’il vérifie particulièrement ce mot de Leibnitz, qu’il y a beaucoup d’or dans ce fumier de la scolastique. Le 17e et le 18e siècle ont parlé avec un profond mépris des travaux philosophiques du moyen âge ; notre siècle, qui les connaît mieux, en a entrepris la réhabilitation. Un critique habile et savant, M. Leroux, définit la scolastique « l’effort puissant d’hommes neufs et appelés aux travaux de l’intelligence, et concevant toute chose sous un autre aspect et dans une autre forme que leurs prédécesseurs. » Il dit encore : « Dans les éloges accordés de nos jours à quelques illustres scolastiques, il n’y a qu’une tardive réparation d’honneur faite à des noms oubliés pendant plusieurs siècles. Ce qu’il est permis d’affirmer aujourd’hui, c’est que jamais l’école philosophique française n’a été plus grande qu’au moyen âge, c’est que jamais elle n’a été plus féconde[1]. » Voici comment M. Gerbert apprécie le mérite de ces mêmes travaux : « Le génie moderne s’est préparé lentement dans le gymnase de la scolastique du moyen âge. Si cette première éducation lui a communiqué une disposition à une sorte de rigorisme logique qui gène la jouissance et la liberté des mouvements, il a contracté aussi, sous cette rude discipline, des habitudes sévères de raison, un tact admirable pour l’ordonnance et l’économie des idées, une supériorité de méthode dont les grandes productions des trois derniers siècles portent particulièrement l’empreinte[2]. Dans la dialectique, Abailard surpassa de bonne heure tous ses rivaux et régna sans partage sur cette partie de la science ; il en étendit le domaine et la portée, il en perfectionna la méthode et y introduisit plus d’ordre et de clarté. Il résuma les travaux de ses prédécesseurs et les concilia en produisant une explication nouvelle. Ce premier but atteint, il entreprit d’incorporer la dialectique à la théologie et de constituer la philosophie du dogme. L’évolution philosophique qui commence avec J. Scot, Érigène et Bérenger de Tours eut en lui sa phase de croissance, et il fut l’un de plus ardents promoteurs de ce mouvement d’émancipation intellectuelle qui devait produire la réforme et les écoles rationalistes. Ses ouvrages, aujourd’hui mieux connus, ont été jugés dignes de fixer l’attention de tous ceux qui s’intéressent à l’histoire de l’esprit humain et aux travaux qui en ont favorisé le progrès : on y trouvera, par mi des raisonnements étroits et mal fondés, parmi des minuties et des toiles d’araignées[3], on y trouvera des conceptions fécondes et hardes, des aperçus profond, le germe et l’ébauche de plusieurs systèmes modernes, et l’on reconnaîtra facilement qu’ils n’ont pas été inutiles à des écrits plus récents, derrière lesquels ils sont maintenant éclipsés. Nous citerons à l’appui le Sic et non, le Oui et le non, récemment retrouvé par M. Cousin dans la bibliothèque d’Avranches. Cet écrit n’est, comme l’indique son titre, qu’un recueil d’autorités contradictoires concernant les points principaux du dogme. Quel est le but de cet échafaudage ? L’auteur nous l’apprend dans le préambule, où sa doctrine et sa méthode théologiques sont nettement exposées en quelques lignes. Les Écritures, dit-il, ne s’accordent pas toujours entre elles, ni les Pères entre eux : selon St. Jean et St. Matthieu, par exemple le Seigneur a été crucifié à six heures ; selon St. Marc, il l’a été à trois heures. En présence de ces témoignages discordants, que faut-il faire pour éviter l’erreur ? Douter ; la clef de la sagesse ; c’est le doute ; le doute amène l’examen, et l’examen, la vérité. C’est la vérité qui nous dit : cherchez et vous trouvera, frappez et l’on vous ouvrira. Du doute théologique d’Abailard au doute méthodique de Descartes et à la liberté d’examen, la route est facile. Le philosophe du 12e siècle se proposait d’accorder la raison et la foi ; celui du 17e, la raison e la science ; tous deux pour but de secouer le joug de l’erreur et de la routine « Abailard a essayé, dit M. Cousin, de se rendre compte de la seule chose que l’on pût étudier de son temps, la théologie ; Descartes sut se rendre compte de ce qu’il était permis d’étudier du sien, l’homme et la nature. Celui-ci n’a reconnu d’autre autorité que celle de la raison ; celui-là a entrepris de transporter la raison dans l’autorité. Tout deux ils doutent et ils cherchent ; ils veulent comprendre le plus possible, et ne se reposent que dans l’évidence La méthode d’Abailard imprima à la marche des études une grande et salutaire impulsion ; l’influence de son école se fit sentir longtemps après

  1. Encyclopédie nouvelle, art. Scolastique
  2. Coup d’œil sur la controverse chrétienne
  3. Bacon, de Augmentis